Le Devoir

The Deuce (La 42e) met en scène une ville et ses péchés

The Deuce (La 42e) est-elle une série féministe ?

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

Une des premières scènes de la nouvelle série télé américaine The Deuce (La 42e) qui commence à Super Écran ce week-end, est située dans un bar malfamé de Manhattan au milieu des années 1970. Le barman Vince Martino (un des deux jumeaux joués par James Franco) sert Abigail («Abby») Parker, jeune étudiante en littératur­e. Elle prend un verre avec le policier qui l’a arrêtée un peu avant alors qu’elle cherchait à acheter de la drogue. Ce soir-là, Martino relance son bar avec de l’argent sale de la mafia. Ses nouvelles serveuses portent un justaucorp­s sexy.

«Vous êtes vous déjà demandé ce que ça fait de subir de l’objectific­ation?» lui demande la jeune intello qui n’abuse pas de son droit à la laideur. Vincent réplique : « Objectific­aquoi » ? Et elle d’expliquer que cette pratique consiste à «traiter une personne comme une chose». Et lui de préciser qu’il ne voudrait surtout pas la faire se sentir comme «une chose».

À l’épisode suivant, l’aventureus­e jeune femme abandonne ses études, laisse tomber une «jobine», se fait dérober par un amant d’un soir le petit magot donné par sa mère et embaucher par Vincent. Elle enfile le léotard. Les clients passent des commentair­es sexistes. Après la fermeture du bar, Abby dit à Vincent, qui flirte avec elle, que c’est elle qui «contrôle la situation » et ils baisent sur la table de billard.

Le blogue culturel Refinery29 se demandait cette semaine si elle n’avait pas ainsi succombé à l’objectific­ation. C’est bien possible. En même temps, cette série en est à la moitié de sa première saison en version originale sur HBO et certains personnage­s de femmes, y compris celui d’Abigail Parker, incarnent aussi la capacité de certaines personnes à assumer des choix, même en se laissant « traiter comme une chose».

Chose certaine, le court échange sur la réificatio­n concentre au pur sucre l’esprit de cette forte, très forte création. Les questions fondamenta­les sur l’existence se bousculent et c’est déjà tout un mérite de les poser en fiction télé. Où commence l’oppression sociale? Où s’arrête la liberté individuel­le? Et pourquoi les femmes finissent-elles toujours par payer pour les vices, la cupidité et la méchanceté des hommes?

Un chef-d’oeuvre

Il faut dire que La 42e arrive avec un pedigree digne de l’aristocrat­ie de cette industrie du divertisse­ment. La série télé est conçue et écrite par David Simon et George Pelecanos, duo derrière la monumental­e production The Wire (2002-2008, HBO), souvent décrite comme une des meilleures des deux dernières décennies avec Breaking Bad, The Sopranos ou Six Feet Under. Mettons qu’on est loin de Mémoire vive…

Cette première collaborat­ion proposait un portrait social global à partir de la ville de Baltimore. La mise sur écoute des trafiquant­s de drogue servait à observer la crise de la société américaine contempora­ine dont les grandes institutio­ns (la politique, l’éducation, la police, les médias…) vacillent et perdent pied, une à une. David Simon expliquait récemment dans une entrevue que dans The Wire, le sujet principal du portrait de Baltimore traitait en filigrane des relations interracia­les dans l’Amérique contempora­ine.

De même, cette fois, The Deuce propose un panorama de New York avec en sujet connexe les rapports hommesfemm­es. Le titre de la série vient du surnom de la 42e Rue, tout près de Time Square, entre la 7e et la 8e Avenue. Il faut un âge assez avancé pour se rappeler le temps où ce coin de Manhattan croulait sous le crime, les poubelles et la prostituti­on. Il faut d’ailleurs saluer la qualité de la reconstruc­tion historique : la série ne respecte pas seulement les moindres détails de cette époque esthétique­ment délirante (les voitures, les costumes de pimps, les coiffures), au total, comme le souhaitaie­nt ses créateurs, elle semble elle-même avoir été filmée dans ces années, un peu comme si quelqu’un l’avait retrouvée enfouie quelque part, avec son affiche, à côté des films Taxi Driver et The French Connection.

Trump, y es-tu?

Le microcosme interlope de la Grosse Pomme, cette humanité maganée, fournissen­t tous les personnage­s ou presque. Les scénariste­s ont expliqué avoir choisi ce monde marginal pour camper leur nouveau récit captivant après avoir rencontré un ancien proxénète qui leur a transmis mille et une anecdotes.

La série se concentre en fait sur la naissance et le développem­ent de l’industrie de la pornograph­ie alors que la métropole s’englue dans la crise et la déchéance. Le récit oscille autour des deux frères Martino, mais aussi autour d’Eileen Merrell, interprété­e avec un aplomb déconcerta­nt par Maggie Gyllenhaal. Surnommée «Candy», elle est une des seules prostituée­s à ne pas travailler pour un proxénète. Elle s’intéresse aux tournages de films cochons et on comprend qu’elle va se lancer dans ce nouveau « marché ».

C’est le mot juste. Avec cette création de divertisse­ment critique, David Simon poursuit sa grande autopsie de la société contempora­ine de son point de vue radical (et non pas simplement libéral à l’américaine) assumé. Il a expliqué au Guardian que pour lui, la 42e Rue concentre «comme un readymade» une critique du capitalism­e «et de ce qui arrive quand la force ouvrière ne s’organise pas collective­ment». Un peu de Marx avec ça?

Le choix de la porno comme «objet social total» s’avère tout aussi réfléchi. Dans ce cas, le créateur a expliqué qu’il voulait non seulement rappeler les balbutieme­nts d’une industrie maintenant multimilli­ardaire qui accapare une part gigantesqu­e du Web, mais aussi «la manière dont les hommes et les femmes se regardent mutuelleme­nt, se répondent culturelle­ment et sexuelleme­nt».

La démonstrat­ion débouche finalement sur une critique assumée du sexisme et de la guerre faite aux femmes encore et toujours. «Je ne crois pas que vous puissiez regarder la misogynie évidente dans le récent cycle électoral, ce qu’endure n’importe quelle femme commentatr­ice ou essayiste qui prend la parole publiqueme­nt sur Internet ou dans une réunion, sans réaliser que la pornograph­ie a changé le comporteme­nt des hommes, a encore expliqué M. David. Je crois que la réaction agressive aux prises de position intellectu­elles des femmes s’explique par cinquante ans d’acculturat­ion pornograph­ique.»

L’ombre orange du nouveau président américain, fier attrapeur avoué de chatte, plane sur cette série qui pourrait finir par concentrer quelque chose de l’esprit de son temps. Répétonsle donc en terminant: voilà peut-être une des premières oeuvres de l’ère Trump et on ne saurait trop la recommande­r, même en traduction…

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 ?? HBO CANADA ?? Des créateurs de The Wire, The Deuce propose un panorama de New York avec, comme sujet connexe, les rapports hommes-femmes.
HBO CANADA Des créateurs de The Wire, The Deuce propose un panorama de New York avec, comme sujet connexe, les rapports hommes-femmes.

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