The Deuce (La 42e) met en scène une ville et ses péchés
The Deuce (La 42e) est-elle une série féministe ?
Une des premières scènes de la nouvelle série télé américaine The Deuce (La 42e) qui commence à Super Écran ce week-end, est située dans un bar malfamé de Manhattan au milieu des années 1970. Le barman Vince Martino (un des deux jumeaux joués par James Franco) sert Abigail («Abby») Parker, jeune étudiante en littérature. Elle prend un verre avec le policier qui l’a arrêtée un peu avant alors qu’elle cherchait à acheter de la drogue. Ce soir-là, Martino relance son bar avec de l’argent sale de la mafia. Ses nouvelles serveuses portent un justaucorps sexy.
«Vous êtes vous déjà demandé ce que ça fait de subir de l’objectification?» lui demande la jeune intello qui n’abuse pas de son droit à la laideur. Vincent réplique : « Objectificaquoi » ? Et elle d’expliquer que cette pratique consiste à «traiter une personne comme une chose». Et lui de préciser qu’il ne voudrait surtout pas la faire se sentir comme «une chose».
À l’épisode suivant, l’aventureuse jeune femme abandonne ses études, laisse tomber une «jobine», se fait dérober par un amant d’un soir le petit magot donné par sa mère et embaucher par Vincent. Elle enfile le léotard. Les clients passent des commentaires sexistes. Après la fermeture du bar, Abby dit à Vincent, qui flirte avec elle, que c’est elle qui «contrôle la situation » et ils baisent sur la table de billard.
Le blogue culturel Refinery29 se demandait cette semaine si elle n’avait pas ainsi succombé à l’objectification. C’est bien possible. En même temps, cette série en est à la moitié de sa première saison en version originale sur HBO et certains personnages de femmes, y compris celui d’Abigail Parker, incarnent aussi la capacité de certaines personnes à assumer des choix, même en se laissant « traiter comme une chose».
Chose certaine, le court échange sur la réification concentre au pur sucre l’esprit de cette forte, très forte création. Les questions fondamentales sur l’existence se bousculent et c’est déjà tout un mérite de les poser en fiction télé. Où commence l’oppression sociale? Où s’arrête la liberté individuelle? Et pourquoi les femmes finissent-elles toujours par payer pour les vices, la cupidité et la méchanceté des hommes?
Un chef-d’oeuvre
Il faut dire que La 42e arrive avec un pedigree digne de l’aristocratie de cette industrie du divertissement. La série télé est conçue et écrite par David Simon et George Pelecanos, duo derrière la monumentale production The Wire (2002-2008, HBO), souvent décrite comme une des meilleures des deux dernières décennies avec Breaking Bad, The Sopranos ou Six Feet Under. Mettons qu’on est loin de Mémoire vive…
Cette première collaboration proposait un portrait social global à partir de la ville de Baltimore. La mise sur écoute des trafiquants de drogue servait à observer la crise de la société américaine contemporaine dont les grandes institutions (la politique, l’éducation, la police, les médias…) vacillent et perdent pied, une à une. David Simon expliquait récemment dans une entrevue que dans The Wire, le sujet principal du portrait de Baltimore traitait en filigrane des relations interraciales dans l’Amérique contemporaine.
De même, cette fois, The Deuce propose un panorama de New York avec en sujet connexe les rapports hommesfemmes. Le titre de la série vient du surnom de la 42e Rue, tout près de Time Square, entre la 7e et la 8e Avenue. Il faut un âge assez avancé pour se rappeler le temps où ce coin de Manhattan croulait sous le crime, les poubelles et la prostitution. Il faut d’ailleurs saluer la qualité de la reconstruction historique : la série ne respecte pas seulement les moindres détails de cette époque esthétiquement délirante (les voitures, les costumes de pimps, les coiffures), au total, comme le souhaitaient ses créateurs, elle semble elle-même avoir été filmée dans ces années, un peu comme si quelqu’un l’avait retrouvée enfouie quelque part, avec son affiche, à côté des films Taxi Driver et The French Connection.
Trump, y es-tu?
Le microcosme interlope de la Grosse Pomme, cette humanité maganée, fournissent tous les personnages ou presque. Les scénaristes ont expliqué avoir choisi ce monde marginal pour camper leur nouveau récit captivant après avoir rencontré un ancien proxénète qui leur a transmis mille et une anecdotes.
La série se concentre en fait sur la naissance et le développement de l’industrie de la pornographie alors que la métropole s’englue dans la crise et la déchéance. Le récit oscille autour des deux frères Martino, mais aussi autour d’Eileen Merrell, interprétée avec un aplomb déconcertant par Maggie Gyllenhaal. Surnommée «Candy», elle est une des seules prostituées à ne pas travailler pour un proxénète. Elle s’intéresse aux tournages de films cochons et on comprend qu’elle va se lancer dans ce nouveau « marché ».
C’est le mot juste. Avec cette création de divertissement critique, David Simon poursuit sa grande autopsie de la société contemporaine de son point de vue radical (et non pas simplement libéral à l’américaine) assumé. Il a expliqué au Guardian que pour lui, la 42e Rue concentre «comme un readymade» une critique du capitalisme «et de ce qui arrive quand la force ouvrière ne s’organise pas collectivement». Un peu de Marx avec ça?
Le choix de la porno comme «objet social total» s’avère tout aussi réfléchi. Dans ce cas, le créateur a expliqué qu’il voulait non seulement rappeler les balbutiements d’une industrie maintenant multimilliardaire qui accapare une part gigantesque du Web, mais aussi «la manière dont les hommes et les femmes se regardent mutuellement, se répondent culturellement et sexuellement».
La démonstration débouche finalement sur une critique assumée du sexisme et de la guerre faite aux femmes encore et toujours. «Je ne crois pas que vous puissiez regarder la misogynie évidente dans le récent cycle électoral, ce qu’endure n’importe quelle femme commentatrice ou essayiste qui prend la parole publiquement sur Internet ou dans une réunion, sans réaliser que la pornographie a changé le comportement des hommes, a encore expliqué M. David. Je crois que la réaction agressive aux prises de position intellectuelles des femmes s’explique par cinquante ans d’acculturation pornographique.»
L’ombre orange du nouveau président américain, fier attrapeur avoué de chatte, plane sur cette série qui pourrait finir par concentrer quelque chose de l’esprit de son temps. Répétonsle donc en terminant: voilà peut-être une des premières oeuvres de l’ère Trump et on ne saurait trop la recommander, même en traduction…