Le Devoir

La parité, c’est aussi l’amour de l’autre

Martine Delvaux réfléchit à la transmissi­on féministe dans une longue lettre à sa fille

- DOMINIC TARDIF

«Est-ce qu’on peut penser le féminisme sans penser l’amour ? » demande Martine Delvaux dans les premières pages du Monde est à toi, une lettre d’amour écrite à sa fille adolescent­e, avec au coeur ce désir de contempler « ce qu’il y a de féministe dans cet amour-là».

Ça fait déjà trois fois le mot «amour» — vous l’aurez remarqué si vous êtes attentifs — et ce n’est pas innocent. «Oui, ça peut avoir quelque chose d’étonnant», reconnaît l’universita­ire, qui réfléchit dans ce nouveau livre à la transmissi­on féministe, mais qui évite avec un luxe de précaution­s de faire pleuvoir sur la tête des mères, et des femmes en général, une énième série d’injonction­s. «C’est étonnant de voir “amour” et “féminisme” côte à côte, parce qu’on pense encore que le féminisme, c’est la haine des hommes — ça, c’est le cliché —, mais aussi parce que l’on conçoit difficilem­ent que la lutte politique ou la quête d’universaux soient liées à quelque chose d’aussi fondamenta­l que l’amour.»

«Je voulais ramener ces mots-là ensemble parce que la parité, ce n’est pas juste la parité hommes-femmes comme on l’entend à l’Assemblée nationale, poursuit-elle. La parité, c’est un engagement éthique et l’éthique, c’est l’amour de l’autre. Je sais que ça fait fleur bleue ou chrétien, mais j’y tiens. J’essaie d’élever ma fille en lui faisant comprendre qu’on ne peut pas poser un regard méchant sur les autres. C’est une manière de lui dire que l’amour est au centre de tout, et c’est très féministe ça pour moi.»

Féminins et féminismes pluriels

Plus qu’une simple lettre, Le monde est à toi pourrait aussi être qualifié de journal de bord d’une mère qui marche aux côtés de sa fille et l’observe avec passion, sans lui dicter la route à emprunter, bien qu’en prenant soin de lui fournir de précieux outils de navigation, dont celui du doute quant aux identités figées.

L’écrivaine célèbre ainsi par le fait même un féminin et un féminisme pluriels, s’incarnant joliment dans la liste des féministes préférées de sa fille, un arc-en-ciel où rayonnent entre autres «Beyoncé, Jo dans Les quatre filles du docteur March, Tori l’amie de Tris dans Divergence et la gang de filles en secondaire 3 qui portent toujours un pantalon et un chandail.»

La question de la diversité traverse d’ailleurs toute cette longue missive. À l’heure où plusieurs féministes dites intersecti­onnelles plaident pour une lutte se mesurant à toutes les inégalités, et que des féministes plus traditionn­elles émettent des réticences par rapport à ce discours, Delvaux se fait un point d’honneur de souvent rappeler à sa fille la blancheur de sa peau, ainsi que la douceur du milieu socio-économique dans lequel elle s’est épanouie.

«Je pense qu’il y a chez certaines féministes une crainte que si on la conjugue aux questions queer ou antiracist­es, la question du féminin passe à la trappe, et qu’on mette en péril les gains qui ont été faits si on refuse, par exemple, de dénoncer le voile, explique-t-elle. J’ai pour ma part l’impression d’assister à une re-essentiali­sation du féminin, comme si tout d’un coup on recristall­ise ce que c’est, être une femme.»

« Tu dois sans cesse tenter de sortir de toi. C’est pour ça que j’ai tendance à penser que tu ne dois pas être fière d’être une fille, une personne née avec un corps qui correspond à ce qu’on dit être celui d’une fille. Quelqu’un qui à ce jour n’a pas senti le besoin de remettre en question cette identité-là, mais qui, en même temps, je crois, ne doit pas y croire complèteme­nt », suggère la mère à sa fille, en prenant à contrepied un des cris de ralliement dominants du féminisme, celui de la fierté.

Mais pourquoi donc refuser d’être fière d’être femme ? « Parce que, pour moi, la fierté, c’est un gonflement de l’ego, mais aussi parce que le risque, c’est de verser dans un essentiali­sme. L’horizon à mes yeux se situe au-delà de ça. C’est le binarisme hommefemme qui doit cesser. Tant qu’on va être dans une logique binaire, il va y avoir de l’oppression et on va demeurer dans la domination.»

Une mère et une féministe suffisamme­nt bonne

«Je ne t’ai jamais suggéré ou interdit de faire quelque chose parce que tu es une fille », insiste Martine Delvaux dans Le monde est à toi, en se remémorant avec joie les robes de princesse réclamées et un temps revêtues par sa fille.

«Je me suis beaucoup fait demander lors de la parution des Filles en série [Éditions du remue-ménage, 2013] s’il fallait laisser les filles jouer avec des Barbies. Moi, j’ai eu un énorme plaisir à aller dans le sens de ce que ma fille voulait, parce que de toute façon, les choses passent. Plutôt que d’interdire, j’ai préféré multiplier ce avec quoi elle pouvait jouer, pour éviter les risques de formatage», se souvient celle qui, avec la même lucidité, aura déconstrui­t l’hétéronorm­ativité des images que l’école, la télé et la société tentaient d’instiller dans l’esprit de sa fille, tout en refusant de faire porter sur les épaules d’une gamine tout le poids d’un combat d’adultes.

« C’est la question de la perfection qui travaille beaucoup mon livre», note la romancière, que l’on reconnaît comme telle dans plusieurs passages plus lyriques de cet essai. « Donald Winnicott parle d’une mère suffisamme­nt bonne et j’aime bien aussi l’idée d’une féministe suffisamme­nt bonne. Ce que j’essaie de dire, c’est qu’il y a forcément une part de ratage dans le féminisme. On en échappe des bouts et il n’y a pas de prototype de la bonne féministe. Je la mets en garde ma fille, je lui dis qu’elle n’a pas à être parfaite et, surtout, je lui dis qu’être féministe, c’est être une trouble-fête. Il ne s’agit pas d’arriver avec ses grosses bottes idéologiqu­es, mais de semer le trouble et de répéter sans cesse. Il faut, oui, être stratégiqu­e, il faut choisir ses batailles. Parfois, on a le goût d’aller au front, d’autres fois moins, et c’est correct. Mais il ne faut pas lâcher. »

LE MONDE EST À TOI Martine Delvaux Héliotrope Montréal, 2017, 152 pages

 ?? PEDRO RUIZ LE DEVOIR ?? «La parité, c’est un engagement éthique et l’éthique, c’est l’amour de l’autre», souligne Martine Delvaux.
PEDRO RUIZ LE DEVOIR «La parité, c’est un engagement éthique et l’éthique, c’est l’amour de l’autre», souligne Martine Delvaux.
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