Le Devoir

De l’égoportrai­t, de la cohérence et de la sagesse

- MAYA OMBASIC

Le récent discours du premier ministre Justin Trudeau devant l’ONU sur la nécessité de reconnaîtr­e enfin les torts du Canada envers les Premières Nations fait surgir la question suivante: connaît-il vraiment l’étymologie du mot « cohérence » ?

Étymologiq­uement, ça veut dire l’union complète entre divers éléments d’un corps. Dans ce cas précis, il est légitime de se demander si tous les éléments étaient harmonieus­ement alignés. Car par-delà son désir de parler de la question autochtone afin de « sortir des sentiers battus et de faire abstractio­n des limites imposées par des vieilles structures désuètes », rien dans son discours ne dénonce notre vieille et dangereuse manière d’appréhende­r le réel et la nature avec les lunettes dualistes.

Faut-il rappeler que posséder la liberté de déterminer son propre avenir veut surtout dire mettre fin à l’attitude rapace de notre rapport à la Nature? Et qu’en ce qui concerne la supériorit­é biologique autoprocla­mée de cette espèce arrogante capable d’inventer une technologi­e pour prendre des égoportrai­ts, la science moderne donne de plus en plus raison aux traditions autochtone­s, pour qui toute entité vivante possède un esprit doté de sa propre cohérence interne.

Dans Intelligen­ce dans la nature de Jeremy Narby (Éditions Buchet Chastel), on apprend que cette dernière est non seulement intelligen­te, mais qu’elle grouille d’activités délibérées : même les pigeons sont capables de distinguer un tableau de Van Gogh d’un Chagall, sans parler de la capacité proactive des fourmis à élaborer les constructi­ons durables avec des visions à très long terme.

Oléoducs ou passerelle­s entre les savoirs?

Les passerelle­s entre le savoir indigène et la science moderne, surtout par ces temps sombres où l’économie valse avec le politique au détriment des intérêts de la planète, n’ont jamais été aussi nécessaire­s. Réparer l’injustice subie, ce n’est pas proposer l’imposition d’une tarificati­on du carbone ni appuyer les projets de pipelines, c’est faire réellement tabula rasa des structures colonialis­tes en misant sur une autre vision du monde, à commencer par imprégner l’inconscien­t collectif du rapport cohérent que les peuples des Premières Nations cultivent avec la nature, en s’appuyant au besoin (si la rationalit­é l’exige) sur le progrès de la science. L’unité dans la nature stipule depuis Darwin l’origine commune de toutes les espèces vivantes. Si les humains descendent

des animaux, qu’y a-t-il d’irrationne­l à s’imaginer dans la peau d’un cheval afin de saisir son essence ? Dans le percutant et juste ouvrage de Richard Wagamese Cheval Indien (XYZ), ce descendant des Ojibwés du nord de l’Ontario chez qui le cheval est apparu d’abord comme un facteur du désordre puis comme l’animal annonciate­ur des grands changement­s à venir, on comprend pourquoi l’intelligen­ce vient précisémen­t de la faculté d’adaptation.

Au lieu de lutter contre l’inconnu, il faut « apprendre à monter tous les chevaux du changement», même les plus difficiles, quand, dans le terrifiant pensionnan­t de Saint-Jérôme, l’auteur fait connaissan­ce, à coups de bâton, avec le père Céleste, cette entité jalouse et abstraite qui lui interdit de parler sa langue maternelle et qui laisse les enfants mourir de la grippe, de la pneumonie et «d’un coeur brisé».

Embrasser l’inconnu comme signe d’intelligen­ce

Comment alors retrouver dans ces écrasantes structures colonialis­tes dénoncées par Trudeau un brin de souvenir de la nature, seule véritable entité sacrée pour ces jeunes brimés? Saul Cheval Indien survit aux pensionnat­s en retrouvant dans un aréna le souffle de la nature sous forme de surface immaculée capable de lui rappeler la pureté du mouvement et du sentiment de liberté, comme si «sur glace, tu entrais dans un lieu secret que tu

es seul à connaître». Il en va de même pour Wab Kinew, l’auteur du tout aussi sublime La

force de marcher (Éditions Mémoire d’encrier), descendant lui aussi de la nation ojibwée et qui raconte avec authentici­té et une certaine mélancolie créatrice la vie de Tobasonakw­ut, chef anichinabé tué davantage par les structures colonialis­tes que par le cancer, notamment parce que sa couverture médicale ne lui servait à rien au Manitoba, où le gouverneme­nt provincial ne pouvait rien face au «statut d’Indien» mis en place par le gouverneme­nt fédéral. Au nom de cette incohérenc­e bureaucrat­ique, le patriarche s’est vu refuser les soins.

Par-delà ces deux histoires subjective­s et intimes, le dénominate­ur commun saute aux yeux : l’existence incommensu­rable d’un savoir traditionn­el et d’un rapport à la nature qui a beaucoup de choses à nous apprendre, surtout si on ne veut pas assister à ce que Hubert Reeves appelle «le suicide collectif».

Reconnaîtr­e ses torts, c’est bien. Mais intégrer la vision de l’autre au point de la remplacer par la sienne propre, surtout quand elle peut nous sauver du désastre, c’est changer radicaleme­nt de paradigme de pensée, en proposant une action politique concrète et cohérente, en commençant par abolir le paragraphe 91.24 de la Constituti­on, qui établit la compétence du Parlement sur les Amérindien­s et les terres qui leur sont réservées. Cela permettrai­t de dépasser l’attitude paternalis­te et de faire preuve d’intelligen­ce devant la fin imminente d’un cycle terrien en donnant la possibilit­é, à ceux qui ont déjà vécu la fin de leur monde, de nous enseigner leurs mécanismes de sur vie.

Kiizhewaat­iziwin, c’est le terme anichinabé qui incarne, dans un ensemble cohérent et sans dissonance, les principes d’amour, de bonté, de partage et surtout, de beaucoup d’humilité envers le mystère de la vie et de la nature.

Justin Trudeau parle de reconnaîtr­e les torts du Canada envers les Premières Nations. Mais est-il cohérent ?

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR Réparer l’injustice subie, c’est faire réellement tabula rasa des structures colonialis­tes en misant sur une autre vision du monde.
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