Le Devoir

Les mille et une fables d’un serment fou

Charif Majdalani nous plonge au coeur d’une famille divisée par l’héritage

- YANNICK MARCOUX

L’aventure humaine est le fruit de lignages qui remontent à des milliards d’années, et à la responsabi­lité de ce legs génétique s’ajoute parfois celle d’honorer la volonté de nos ancêtres. C’est ce que propose l’écrivain libanais Charif Majdalani dans son septième roman, L’empereur à pied, qui nous offre une saga familiale qui s’étend sur plus de 150 ans, où les héritiers Jbeili doivent jongler avec l’étrange patrimoine de leur ancêtre.

Le roman, en lice pour les prix Renaudot et Femina, s’ouvre sur Khanjar Jbeili, « l’empereur à pied», et ses trois fils, qui marchent sur les terres d’Ayn Safié, région rurale et montagneus­e du Liban. Arrivé d’on ne sait où, Khanjar Jbeili a de grandes ambitions: «Il avance avec une résolution impitoyabl­e vers son rêve de posséder la terre, beaucoup de terres, des arbres, des animaux et le ciel immense par-dessus, en cadeau. » Et en effet, il obtient un domaine qui croît sans cesse, fruit d’un travail acharné, mais aussi de meurtres ciblés et de négoces douteux.

Le père Jbeili forge ainsi sa propre légende et impose certaines conditions à son héritage, devenu colossal. Il prononce alors le serment dit de l’Arbre Sec, qui contraint sa descendanc­e à n’être assumée que par l’aîné de chaque génération. Ceux-ci seront les seuls à pouvoir se marier et à engendrer une lignée, et tous les cadets qui chercherai­ent à se soustraire à cette règle seraient «bannis de l’héritage et de leur nom».

Cette injonction — malédictio­n? — cherche à rendre la fortune indivise, mais elle morcelle les êtres qui forment la descendanc­e. Le récit est alors scindé en plusieurs fables, où en parallèle avec les aînés, avides de faire prospérer leur richesse, évoluent les cadets, exclus du grand projet familial et qui, afin d’assouvir leur soif d’aventures, poursuiven­t des quêtes les menant aux quatre coins du monde. Toutes ces histoires, évocations muettes des Mille et une nuits, nous mènent à l’aube du XXIe siècle, où un cadet s’apprête à rompre avec le serment dans un ultime effort pour réconcilie­r la famille. Mais est-ce déjà trop tard?

Propositio­n complexe et grandiose, L’empereur à pied n’est peut-être pas pour tout le monde. Les rencontres y sont nombreuses et il est ardu de créer une intimité avec les personnage­s. Cependant, Majdalani est un fabulateur formidable, capable de conjuguer l’intime et le social, de nous révéler le secret des empires et le mystère de l’amour. Ses descriptio­ns envoûtante­s sont soutenues par un style ample, généreux et ciselé, qui nous porte de fable en fable, sans jamais s’essouffler.

Entre cet empereur avide de conquérir la terre et ses descendant­s désireux de la parcourir, Majdalani place l’humanité face à elle-même. Au moment où la Terre vacille sous l’occupation humaine, L’empereur à pied nous met en garde contre les dérives d’un appétit vorace et propose de faire « durer un peu l’éternité», afin que notre descendanc­e, elle aussi, puisse se prolonger sur plus d’un siècle et demi.

L’EMPEREUR À PIED ★★★1/2 Charif Majdalani Seuil Paris, 2017, 400 pages

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JOËL SAGET AGENCE FRANCE-PRESSE Dans L’empereur à pied, Charif Majdalani place l’humanité face à elle-même.
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