La langue de Kamel Daoud contre l’obscurantisme
Zabor ou Les psaumes rappelle le pouvoir d’émancipation intellectuelle du livre
Pour lui, la misère et la pauvreté dans l’Algérie d’avant l’indépendance ne peuvent s’écrire autrement que comme suit : «On suçait les os, on volait les racines aux arbres. Les cheveux tombaient à cause du typhus, laissant les poux nus et égarés sur les crânes. Le monde était étroit […] et il y avait beaucoup de prénoms sans enfants, leurs porteurs étant décédés d’épuisement dans leur sommeil.»
Toute la fulgurance du verbe de Kamel Daoud, toute la force de son regard sur le monde et ses violences se retrouvent de nouveau ancrées dans Zabor ou Les psaumes (Actes Sud), deuxième roman du journaliste et chroniqueur algérien, récit d’un orphelin habité par les Lettres, éloge aussi du livre et de l’écrit, pour composer avec la complexité de la vie.
«Écrire est la seule ruse efficace pour faire face à la mort. Les gens ont essayé la prière, les médicaments, la magie, les versets en boucle ou l’immobilité, mais je pense être le seul à avoir trouvé la solution: écrire», résume Ismaël, alias Zabor, narrateur et héros, en guise d’ouverture de cette fable posée sur le dos d’un pays vivant alors son temps colonial.
Pour commencer, Zabor est enfant, orphelin de mère, rejeté par un père boucher, élevé par une tante qui ne peut être mariée. Puis il va devenir adolescent et trentenaire dans un village de l’ouest de l’Algérie, Aboukir, où les balises de l’existence ont été tracées «par le couteau et le sang». Mais par-dessus tout, Zabor va devenir une sorte de moine copiste de la vie, solitaire, avec en main un carnet dont les mots qu’il pose à l’intérieur, quand il les lit, ont ce pouvoir incroyable de repousser la Grande Faucheuse.
Il y a comme des airs des Mille et une nuits dans ce texte qui laisse la fiction annexer les territoires de la condition humaine — un peu comme il y a de L’étranger d’Albert Camus dans Meursault, contre-enquête, son précédent roman. Zabor tisse au fil de sa narration une constellation de récits aux accents bibliques qui laissent leurs métaphores éclairer le poids des conventions, la dureté des rapports humains en territoire hostile, l’angoisse de l’être, mais qui font surtout de la langue le principal personnage du récit.
Kamel Daoud, qui se cache à peine subtilement dans le personnage de Zabor, la maîtrise avec cette pudeur, avec cette élégance qui caractérise les grands. Sous la densité de son encre qu’il pose sur le papier, le romancier la laisse faire sa politique, mais l’amène surtout à parler d’ouverture, d’acceptation et d’émancipation intellectuelle. La langue, les livres, leurs mots ne sont pas seulement une façon de défier la mort, selon Kamel Daoud. Ils sont ces marqueurs de la résistance aux dogmes, ces armes pour combattre les obscurantismes en général et les obscurantistes religieux en particulier.
Ces thèmes sont chers à l’auteur. Ils habitaient déjà, sous la forme de chroniques publiées entre 2010 et 2016, Mes indépendances, recueil publié plus tôt cette année. Mais Zabor ou Les psaumes laisse le romanesque baliser autrement ce champ de sa réflexion, avec un souffle de vie qui s’entrecroise avec le gémissement des mourants, comme pour rappeler que, pour survivre au présent, il est sans doute mieux d’appréhender le monde d’aujourd’hui comme un livre à écrire et à déchiffrer, plutôt que comme un récit imposé par d’autres que l’on subit dans la résignation et la colère.
En règle générale, j’ai les gestes lents. Comme si je ne voulais pas faire tomber des morceaux de mon univers, des porcelaines du haut du ciel. Je suis responsable des miens, du village, de sa fin possible, de ses cycles
épaules.» de naissance et de mort. Je le tiens en équilibre sur mes Extrait de Zabor ou Les psaumes