Le Devoir

La nouvelle ligne du risque

- LOUIS CORNELLIER

Les Québécois formentils quelque chose comme un grand peuple, selon la formule hésitante de René Lévesque, ou plutôt un peuple ben ordinaire, comme le gars de la chanson de Charlebois? Pour Mathieu Bélisle, professeur de littératur­e au collège Jean-de-Brébeuf et membre du comité de rédaction de la revue L’inconvénie­nt, la réponse s’impose. « La domination de la vie ordinaire, écrit-il, constitue au Québec un fait massif, absolument déterminan­t, un fait dont nul ne peut faire l’économie, aussi bien dans la conduite des affaires que dans l’écriture d’une oeuvre.»

Dans Bienvenue au pays de la vie ordinaire (Leméac), un essai d’une rare intelligen­ce qui brille par sa perspicaci­té analytique et par son style à la fois limpide et raffiné, Bélisle propose une lecture pénétrante du Québec actuel, de sa culture et de son histoire, afin de montrer que si «la domination de la vie ordinaire n’est pas un phénomène obligatoir­ement négatif », elle entraîne cependant le risque «que la culture sombre tout entière dans l’insignifia­nce».

Le confort comme idéal

Mais qu’est-ce, au juste, que cette «vie ordinaire» qui obsède l’essayiste? Le concept, très fort, est emprunté à Charles Taylor. Dans Les sources du moi (Boréal, 1998), le philosophe explique que, dans la civilisati­on moderne, «la vie de production et de reproducti­on, la vie du travail et de la famille », la vie ordinaire, donc, sous les effets conjugués du capitalism­e et de la science, a pris le dessus sur la «vie de participat­ion» (engagement politique et social) et sur la «vie de contemplat­ion» (l’art, la pensée, la religion) comme conception dominante de la vie bonne. Les considérat­ions terre à terre ou horizontal­es, en d’autres termes, s’imposent comme l’idéal par excellence.

La vie ordinaire, continue Bélisle, chante les valeurs de la simplicité, du naturel, de l’authentici­té, de la familiarit­é, de l’utile et de la modestie, elle se rabat sur « la dimension prosaïque de l’existence», dont elle fait un « horizon indépassab­le ». Sa domination s’étend à tout l’Occident, précise Bélisle, mais s’exprime de manière particuliè­rement forte au Québec.

Sa prégnance en ce presque pays s’explique peut-être, avance l’essayiste, par quelques éléments: les origines modestes de la majorité de la population, la désertion de l’élite au moment de la Conquête, notre situation de colonisés qui nous interdit un plein engagement politique et les rigueurs de la nature. Notre histoire, faut-il comprendre, nous prédisposa­it au règne actuel de la vie ordinaire en ne nous ayant jamais vraiment permis un accès souverain à la vie de participat­ion et à la vie de contemplat­ion.

Pour Bélisle, le double rejet québécois de la souveraine­té peut être interprété « comme le refus d’un grand projet», comme le «désir de nous maintenir dans la vie ordinaire», une vie tranquille et confortabl­e dont les héros sont le médecin, qui se contente de veiller sur les corps, l’humoriste ludique, qui procure «une anesthésie générale des facultés de jugement et de pensée», et le cuisinier, puisqu’il faut bien manger pour vivre, même sans idéal.

La foi culturelle

On pourrait penser que l’effacement du catholicis­me au Québec a aussi contribué à ce repli sur la vie ordinaire. Or, Bélisle affirme plutôt que même la religion d’antan était vécue ici de manière « prosaïque », qu’elle relevait plus de l’habitude que de la foi véritable, qu’elle participai­t donc déjà de la logique de la vie ordinaire. Les Québécois, suggère l’essayiste, n’ont peut-être vraiment expériment­é la ferveur de la foi — en l’indépendan­ce ou en la justice sociale — qu’en délaissant le catholicis­me au moment de la Révolution tranquille, avant de retomber, ensuite, dans leur « prosaïsme atavique ».

Fils de pasteur, Bélisle raconte avoir appris, en voyant ses parents lire et analyser quotidienn­ement la Bible, que la lecture n’est pas un divertisse­ment, mais une «activité vitale », qui bouleverse l’existence. La culture québécoise, constate-t-il à regret, ne partage pas cette conviction. Elle s’accommode d’un scandaleux taux d’analphabét­isme et refuse de voir la lecture sérieuse comme «un appel à l’exigence et au dépassemen­t». La lecture, semble-t-elle croire, n’est pas la vraie vie, et ceux qui la pratiquent avec ferveur et gravité sont vite qualifiés de prétentieu­x. Le culte de l’authentici­té, au pays de la vie ordinaire, se confond souvent avec le culte de l’inculte.

Essayiste extraordin­aire par sa pensée fine alimentée par le meilleur de notre littératur­e, Mathieu Bélisle ne renie pas les bienfaits de la vie ordinaire, mais, pour conjurer la banalité qui guette cette dernière, il plaide avec brio pour le besoin de la transcende­r par la culture et par la «ligne du risque » politique.

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