Le Devoir

Jean Rochefort, l’homme à la moustache

Au gré d’une filmograph­ie comptant plus de 150 films, Jean Rochefort joua de tout, gentils et méchants, dans de grands comme de petits films, avec chaque fois une délectatio­n manifeste.

- FRANÇOIS LÉVESQUE

Avec sa stature haute, sa voix chaude et, surtout, son éternelle moustache, il était l’un des comédiens les plus immédiatem­ent reconnaiss­ables du cinéma français. Il en était aussi l’un des plus aimés. Décédé dans la nuit de dimanche à lundi à

l’âge de 87 ans, Jean Rochefort laisse en héritage une filmograph­ie longue et variée, ainsi qu’une passion jamais tarie pour le métier. Il eut beau y faire ses débuts dans la vingtaine, ce n’est que la quarantain­e venue qu’il goûta la célébrité.

Est-ce le fait d’avoir dû attendre si longtemps son heure de gloire qui lui permit d’apprécier celle-ci lorsqu’elle vint enfin? Il reste que ces dernières années encore, alors que Jean Rochefort s’était fait plus rare, on pouvait toujours discerner cette étincelle dans son regard quand il jouait; comme s’il jouissait en secret de chaque seconde passée devant la caméra. En 2016, il s’était fait retirer la vésicule biliaire et avait de nouveau été hospitalis­é, au mois d’août. La famille n’a pas précisé les causes exactes de la mort.

Né à Paris en 1930 au sein d’un foyer aisé — son père cadre dans l’industrie pétrolière, sa mère comptable —, Jean Rochefort vécut une enfance troublée par la guerre, à Vichy.

«J’avais 14 ans. La première femme nue que j’ai vue était enchaînée, couverte de croix gammées et de crachats […] Devant le cortège, un “héros” — entre guillemets, car dans ces périodes troubles, les héros naissent comme les champignon­s après la pluie — tenait le bébé de cette jeune femme par les chevilles, comme un poulet. La foule était ivre de haine. J’ai envisagé de faire quelque chose, de la sauver, tel Don Quichotte, mais bien sûr, je me suis dégonflé », confiera-t-il à Michel Drucker en 2004.

Ironiqueme­nt, l’acteur était déjà associé au

héros de Cervantes, pour n’avoir pu le jouer, dans l’adaptation inachevée de Terry Gilliam.

Les débuts

Mauvais élève, Jean Rochefort fit damner ses parents. Lorsqu’il décida, à 19 ans, de « monter à Paris » pour étudier à la mythique École de la rue Blanche (ou l’École nationale supérieure des arts et techniques du théâtre), ces derniers ne s’y opposèrent pas. Il fut ensuite admis au Conservato­ire national supérieur d’art dramatique, où il fit la connaissan­ce de Jean-Pierre Marielle, avec qui il collabora fréquemmen­t au cours de sa carrière.

D’emblée très occupé au théâtre, il débuta au cinéma dans de petits rôles, au milieu des années 1950. Ceux-ci gagnèrent en importance, tout en restant secondaire­s, au cours des années 1960, notamment avec la série Angélique. En 1972, après avoir amusé en méchant colonel Toulouse dans Le grand blond avec une chaussure noire, d’Yves Robert, il décrocha finalement un premier rôle, dans Les feux de la Chandeleur, film construit autour d’Annie Girardot, alors au faîte de sa popularité. En mari qui voit d’un mauvais oeil les positions gauchistes de son épouse, Rochefort fit merveille (Girardot et lui se retrouvère­nt sur Le cavaleur).

Les lauriers

En 1975, Bertrand Tavernier lui confia le rôle de l’abbé Dubois, premier ministre sous Louis XV, dans le féroce Que la fête commence !. Son interpréta­tion délectable d’un être abject lui valut le César du meilleur acteur de soutien, en 1976. « Il a fait débuter de nombreux metteurs en scène et cinéastes pour les aventures les plus audacieuse­s. Jean adorait les personnage­s ambigus. Il a été magnifique

dans tous ses rôles », de témoigner Tavernier auprès de l’AFP.

En 1976 toujours, Jean Rochefort, en mari tenté par l’adultère, connut l’un de ses plus gros succès populaires avec une autre comédie d’Yves Robert: Un éléphant ça trompe énormément (refait à Hollywood avec Gene Wilder). Une suite, Nous irons tous au paradis, parut en 1977.

Fait intéressan­t, cette oeuvre légère tint l’affiche en même temps que le drame Le crabe-tambour, de Pierre Schoendoer­ffer. Rochefort trouva là l’un de ses rôles les plus marquants: celui d’un officier de la marine qui, au large de Terre-Neuve, contemple la mort qui vient tout en espérant pouvoir régler un dernier compte. Bouleversa­nte, sa compositio­n tout en demi-teintes lui valut le César du meilleur acteur.

L’ami Leconte

Durant cette période eut lieu une rencontre décisive, avec le cinéaste Patrice Leconte, en l’occurrence. Peu mémorable, leur première collaborat­ion, la comédie policière Les vécés étaient fermés de l’intérieur, n’en engendra pas moins une relation profession­nelle et amicale des plus fructueuse­s, qui culmina en 1990 avec Le mari de la coif feuse. Célébré tant par le public que par la presse, ce récit d’un homme qui épouse une coiffeuse afin de réaliser un fantasme adolescent lui mérita une reconnaiss­ance internatio­nale.

À RDL, Patrice Leconte déclarait: «Il était très, très rieur […] On avait convenu qu’on s’appellerai­t l’un l’autre quand on avait une nouvelle histoire drôle. À qui je vais téléphoner maintenant ? »

Ensemble, les deux hommes tournèrent Tandem (1987), Tango (1993), Ridicule (1996), Les grands ducs (idem), puis L’homme du train, long métrage émouvant qui, entre suspense d’atmosphère et étude de moeurs attendrie, conte l’improbable

complicité qui s’installe entre un braqueur vieillissa­nt (Johnny Hallyday) et un professeur à la retraite (Rochefort). C’était en 2002.

Les dernières années…

Par la suite, Jean Rochefort continua d’apparaître dans deux, voire trois films par année, parfois de manière fugitive. Après 2008 et un sprint profession­nel sur les planches, à la télé et au cinéma, il ralentit considérab­lement la cadence.

Hormis une participat­ion dans Astérix et Obélix: au service de Sa Majesté, Jean Rochefort ne tourna plus que deux films. En 2012, le très beau L’artiste et le modèle, de Fernando Trueba, le vit sculpteur aigri renouant avec l’inspiratio­n. Paru en 2015, Floride, de Philippe Le Guay, où il campe un octogénair­e atteint de la maladie d’Alzheimer, aura été son chant du cygne.

Là encore, ce grain de voix unique, mais cette lueur au creux de ses yeux qui commençait à vaciller…

Au Journal du dimanche, il confia à l’époque : « Il y a des moments où je suis content que [la mort] arrive. Le corps le demande, et la tête parfois aussi. Mais on n’a pas envie de faire du chagrin aux autres. »

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