Gagner un voyage humanitaire ?
Chanter une chanson ne changera pas le monde, affirme le rocker Neil Young dans un de ses petits chefs-d’oeuvre. Mais CKOI, la radio musicale de Montréal, affirme tout le contraire en claironnant son nouveau slogan: «Un hit à la fois pour changer le monde ». Son slogan précédent marquait plutôt sa volonté d’incarner la «puissance musicale». Les temps changent. Mais qu’est-ce qui change vraiment, sinon une nouvelle pose sociale, ce que le marketing renomme «positionnement»?
Comment change-t-on le monde avec une suite de chansons? Sur sa page facebook, CKOI parle de la nouvelle voiture Porsche, de Nicolas Cage «très tendance au Japon», des cartes de crédit impayées d’une rappeuse, du livre du paternel de P.K. Suban. Mais avant tout, CKOI invite ces jours-ci ses auditeurs, à grand renfort de bannières publicitaires, à participer à un concours pour gagner «un voyage humanitaire» en Haïti. Sur cette publicité, on voit trois animateurs blancs de la station, souriant à belles dents, poser devant un bidonville coloré de Port-au-Prince en guise de toile de fond à leur apparente satisfaction.
En collaboration avec un géant de la pharmacie, un transporteur aérien à bas prix, une compagnie de bottes et la fondation Paul-Gérin-Lajoie, le concours offre à l’auditeur une chance unique : «changer le monde à ta façon». Il s’agit tout d’abord de savoir quelle est l’«équipe que tu aimerais représenter» pour cette mission en Haïti. Est-ce celle par exemple de «Debout les comiques!», du «Clan MacLeod» ou bien de « Souper de famille»?
La journaliste Isabelle Hachey avait déjà montré dans une enquête en quoi ce nouveau tourisme constituait une riche niche pour la production d’une bonne conscience fort pauvre en réalisations effectives. En Asie, ce tourisme du volontariat a par exemple instrumentalisé nombre d’orphelinats. Les petits orphelins, attachés à des visiteurs de passage sans formation, sont délaissés sitôt qu’un nouveau contingent de ces bénévoles pressés se pointe le nez. Tout en se faisant de la publicité sur le dos de la misère, on peut ainsi jouer aux travailleurs humanitaires et témoigner à son retour de sa bonté depuis le confort de son foyer.
Sur les ailes d’un concours, les volontaires de CKOI s’en vont en Haïti travailler à faire de l’aménagement à «l’école et [dans] l’orphelinat de soeur Flora Blanchette ». La radio fera-t-elle jouer pour l’occasion les sanglots longs de quelques violons?
Si volonté il y a de vraiment aider à changer ce monde, pourquoi ne pas tout bonnement contribuer à soutenir à l’année, avec l’aide des auditeurs, des organismes professionnels plutôt que d’organiser de maigres bataillons d’amateurs voués au mieux à donner des coups d’épée dans l’eau, ce que feraient d’ailleurs mieux et à moindre coût des gens issus de la population locale? Pourquoi ne pas militer d’abord pour le soutien d’organismes solides, comme la Croix-Rouge, Médecins du monde, Médecins sans frontières, le CECI, Oxfam, Care, Kanpe? Mais peut-être au fond se soucie-t-on moins d’Haïti que de trouver là-bas le moyen de tromper l’ennui de nos vies?
Bien sûr, tous les humains sont frères et soeurs. Bien sûr, il faudrait abolir la faim dans le monde. Bien sûr, il faudrait voir à ce que la paix règne enfin sur terre. Sur ces thèmes généraux auxquels personne ne s’oppose, rien n’est plus beau que les rêveries sentimentales d’un John Lennon qui chante Give Peace a Chance ou Imagine. Ce ne sont tout de même là que des généralités romantiques sur l’humanité qui s’avèrent sans conséquence. Et elles sont d’autant plus faciles à exprimer quand, comme un Lennon, on a les moyens de rester couché dans les Hilton de la terre pour faire l’amour plutôt que la guerre.
À la suite d’immenses rénovations, l’hôtel Queen Elizabeth de Montréal propose désormais la chambre occupée par John Lennon et Yoko Ono au moment de l’enregistrement de Give Peace a Chance pour la modique somme de 1969$ la nuit. Est-ce bien le prix à payer pour changer le monde?
À envisager de changer le monde «un hit à la fois », John Lennon continuait de se promener en Rolls Royce, dans une bulle climatisée, comme si de rien n’était. Et il s’en trouve encore aujourd’hui pour croire que sortir de la Rolls Royce de notre quotidien pour quelques heures suffit à ce que tous les va-nu-pieds du monde se mettent à danser pour les remercier.
Si les humains sont bien tous de la même race, combien néanmoins sont de faux frères, prêts tout au plus à verser quelques larmes de crocodile sur leur prochain, à condition que cela ne change strictement rien à la société telle qu’elle va.
J’écoutais l’autre soir une animatrice de CKOI affirmer à quel point Une petite bière, une chanson d’Anthony Gaudet, jeune chanteur issu de l’usine de La Voix, était très populaire chez les auditeurs. «Tsé, mon chum, c’est pas facile/la vie a fait que tout est difficile […]/Prends-toi une p’tite bière/pis calme tes nerfs». Peut-être après tout cette chanson dit-elle quelque chose du degré d’engagement réel auquel est prête à consentir notre société: pour sa propre misère, on prend une petite bière; pour celle des autres, on espère gagner un voyage.