Le Devoir

« Mononcle » et le Code criminel

- PIERRE TRUDEL

Une blague de « mononcle », de mauvais goût, faisant référence à une « chasse aux séparatist­es» est lancée par un commentate­ur politique. Une plainte est déposée à la police, TVA suspend son commentate­ur. Belle occasion de revenir sur les distinctio­ns que font les lois entre le propos inacceptab­le et celui qui est punissable par la loi.

La question est en effet légitime: remplacez « séparatist­es » par « femmes », « musulmans » ou « gais ». Se proposer de « faire la chasse » aux personnes appartenan­t à l’un ou l’autre de ces groupes n’est-il pas de la nature du propos haineux prohibé par le Code criminel ?

Une première distinctio­n doit être rappelée: l’article 319 du Code criminel punissant le discours haineux ne vise pas les propos portant sur les personnes en fonction de leurs opinions politiques. Au Canada, le propos haineux punissable par le Code criminel est celui qui vise des groupes de personnes en fonction de «la couleur, la race, la religion, l’origine nationale ou ethnique, l’âge, le sexe, l’orientatio­n sexuelle, l’identité ou l’expression de genre ou la déficience mentale ou physique». Préconiser de faire la « chasse » aux personnes appartenan­t à un groupe ayant des opinions politiques que l’on réprouve n’est pas a priori visé par l’interdicti­on.

Est-ce qu’une loi pourrait interdire de tels propos ? À ce jour, les tribunaux ont estimé que le discours politique est le noyau dur de la liberté d’expression. Il n’est pas évident qu’ils trouveraie­nt raisonnabl­e de pénaliser des commentair­es s’inscrivant dans le cadre d’un débat sur les idées politiques des uns ou des autres.

En tout état de cause, les propos visant un groupe prohibés au Code criminel ne sont punissable­s qu’à la condition qu’ils portent une personne raisonnabl­e à détester les personnes visées par la déclaratio­n. Le tout est analysé à la lumière du contexte spécifique de la déclaratio­n incriminée. Il faut convaincre un tribunal que, dans le contexte dans lequel ont été prononcés les mots blessants, une personne raisonnabl­e aurait été incitée à haïr les personnes appartenan­t au groupe visé.

Inacceptab­le, mais pas criminel

Le champ du propos interdit selon nos lois criminelle­s est délimité. Il faut s’en réjouir. Déclarer qu’une personne a commis un acte criminel est quelque chose de grave: seuls les propos clairement susceptibl­es de porter un réel préjudice aux personnes visées peuvent être criminalis­és au Canada. La Cour suprême a fait cette délimitati­on afin de départager le propos qu’il est raisonnabl­e de criminalis­er dans une société démocratiq­ue de celui que l’on peut trouver déplacé ou inacceptab­le en fonction des évaluation­s que peuvent faire les personnes ayant divers points de vue.

Car, en effet, il est tout à fait possible que le propos dépasse les bornes de l’acceptable en fonction d’autres normes que celles qui figurent au Code criminel. Par exemple, un employeur peut souhaiter se dissocier d’un tel type de discours.

Il peut exister un consensus pour trouver que certains propos sont inacceptab­les. Par exemple, lorsque l’actualité regorge d’événements au cours desquels des « séparatist­es » sont matraqués, que des membres de groupes identifiab­les sont honnis par des hordes racistes, la réprobatio­n sociale réservée à certains commentair­es peut s’accentuer. Mais cela ne veut pas dire que le propos est punissable selon la loi.

Les normes sociales

Cela marque la différence entre les normes en vertu desquelles un propos de mauvais goût peut être évalué. Dans une société dans laquelle coexistent plusieurs points de vue, il importe de réserver un espace aux propos controvers­és, aux déclaratio­ns déplaisant­es ou que l’on peut trouver injustes. Sinon, les lois pourraient se révéler trop larges, punissant des commentair­es si sévèrement que cela pourrait engendrer un réel effet inhibiteur sur l’expression des opinions.

Au Canada, la liberté d’expression ne peut être restreinte que par les lois et uniquement par des lois qui imposent une limite raisonnabl­e dont la justificat­ion peut se démontrer dans une société libre et démocratiq­ue. Le fait qu’un propos soit réprouvé ou considéré comme inacceptab­le, même par une majorité, n’est pas en soi suffisant pour le punir au moyen de la loi.

Par contre, il ne faut pas sous-estimer le poids de la réprobatio­n sociale. Un propos qui est considéré comme excessif ou inacceptab­le par une portion importante de la population peut mériter à son auteur des sanctions plus diffuses, mais tout aussi lourdes que celles imposées par la loi. Se retrouver exclu des espaces publics parce que les diffuseurs ne souhaitent pas prendre le risque de propos engendrant la réprobatio­n peut constituer une sanction majeure. Mais cela demeure une sanction différente de celle découlant des lois.

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