Karl Marx revient à l’attaque
Le réalisateur Raoul Peck plonge dans l’oeuvre de Marx pour faire émerger la réalité du présent
Après deux heures de promenade en compagnie du jeune Karl Marx au beau milieu de l’Europe déchirée du milieu du XIXe siècle, le nouveau film de Raoul Peck se conclut à l’aube des révolutions de 1848. Le film est en principe terminé, quand soudain tout éclate: avec Like a Rolling Stone de Bob Dylan comme trame sonore se succèdent des images d’archives de grèves, de répressions, de bombardements, de Nelson Mandela, de Patrice Lumumba, de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher… Marx explique-t-il notre monde ou, du moins, ce qu’il est devenu après lui? Le nouveau film de Raoul Peck invite à le croire.
J’ai rencontré Raoul Peck à Port-au-Prince, il y a quelques années. Il n’était plus le ministre de la Culture de son pays, mais un cinéaste reconnu après avoir été aussi photographe et journaliste. Dans une salle de conférence d’une bibliothèque, Peck parlait de Marx avec passion, de la révolution, d’une prise de conscience nécessaire devant l’urgence d’activer les luttes sociales, de renverser l’ignorance. Le jour tombait sur cette ville tombée, mais autour de Raoul Peck les yeux brillaient.
Pour le cinéaste, Marx demeure un incontournable pour comprendre le monde. On le voit d’emblée dans ce film bien mené. Par sa rigueur et son talent, le réalisateur de I Am Not Your Negro et de Lumumba, la mort d’un prophète montre un Marx complexe. Sa figure n’est pas écrasée par les habituels raccourcis insignifiants propres à ce genre de film aux objectifs forcément didactiques.
La période choisie par Peck pour parler de Marx est celle de ses années de maturation, soit du début des années 1840 aux révolutions de 1848. Nous n’en sommes pas encore arrivés à l’écriture de ce monstre inachevé que sera Le capital. Le réalisateur fonde son travail sur les correspondances du temps, délaissant volontiers les querelles desséchantes des différentes chapelles du marxisme. Il met les choses à plat, s’intéresse aux rapports de force, à la logique qui anime Marx devant la condition du monde, tout en invitant à faire de même pour le monde d’aujourd’hui.
Ne dresse-t-il pas finalement un portrait trop enthousiaste du duo Marx-Engels? Le grand livre noir du communisme, écrit par une suite de témoignages qui courent sur plus d’un siècle, Peck ne l’ignore pas. Il en évoque les ombres qui plombent l’avenir du jeune Marx par au moins deux allusions dans le film. D’abord, par un avis de Proudhon qui le met en garde de ne pas se transformer en un nouveau Luther capable de recréer une religion aussi détestable que celle qu’il a combattue. Ensuite, lors d’une assemblée, où Marx affirme devant un délégué russe que les idées confuses et tordues n’ont pas de place, sauf peut-être dans un univers de paysans, une critique à peine voilée de ce qui sur viendra avec l’URSS.
Le monde est-il toujours à envisager selon deux classes, les prolétaires et la bourgeoisie? Le monde actuel est-il ainsi coupé au couteau? Le film de Peck invite en tout cas à la réflexion, en repoussant les discours creux, les approximations et les actes fondés sur l’utopie plutôt que la réflexion.
En si bon chemin, on croise Proudhon, Bakounine, Feuerbach, la Ligue des justes, Gustave Courbet, le manifeste du Parti communiste, l’effroyable misère des Irlandais, le travail des enfants, une disparité sociale terrible… Marx sert ici d’étalon pour mieux mesurer la réalité dont nous sommes pétris. Les critiques de ce film n’ont pas toutes été favorables, comme on pouvait s’y attendre. Il me semble pourtant que Le jeune Karl Marx est à voir.