Le Devoir

Parler français sur la bottine

Avec Dans mon livre à moi, Olivier Niquet propose une recension amusée de citations de commentate­urs sportifs

- DOMINIC TARDIF

En février 2011, un journalist­e de l’agence QMI rapporte dans un article intitulé « Subban dérange encore dans le vestiaire » une brève engueulade entre le jeune joueur des Canadiens de Montréal P. K. Subban, qui avait laissé traîner son chandail sur le plancher du vestiaire, et son vétéran coéquipier Hal Gill, pour qui pareil comporteme­nt constituai­t un affront à tous ces bras meurtris qui jadis avaient porté le flambeau. Les médias locaux étudieront pendant des heures, sous tous ses angles, cette escarmouch­e, énième preuve que le vide sait parfois féconder les tirades les plus prolixes.

À peu près personne ne se souvient de cet incident, sauf Olivier Niquet. « Le gars qui a un peu de misère à communique­r, ce n’est pas qu’un personnage. Entendre des

gens capables de parler comme ça pendant des heures de la compositio­n du troisième trio de Canadiens, ça m’impression­ne et ça me rend jaloux», confie le plus circonspec­t des hommes de radio, qui récolte les citations improbable­s d’experts sportifs depuis la mise en ligne en 2004 du site Web Le Sportnogra­phe, devenu de 2009 à 2012 la mythique émission que l’on connaît sur les ondes de la radio de Radio-Canada.

Le collaborat­eur proverbial­ement timide de La soirée est (encore) jeune lance aujourd’hui Dans mon livre à moi, recueil recensant 400 blitzkrieg­s contre le français menés par des commentate­urs ou des athlètes. De la langue du sport se dégage «une certaine poésie», écritil dans l’introducti­on de cet exercice plus taquin que baveux, laissant transpirer (presque autant que Price en tirs de barrage) une grande tendresse pour les nombreuses ligues du vieux poêle qui occupent les ondes radio et télé.

Mais qu’est-il advenu de la langue soignée de René Lecavalier? Difficile de ne pas se le demander devant l’hilarante philosophi­e de vestiaire de certains journalist­es (« L’inévitable risque d’arriver», Yvon Pedneault), les métaphores maladroite­s d’anciens entraîneur­s («Après la mise en échec de Latendress­e, on entendait le silence», Michel Bergeron) ainsi que les expression­s consacrées que massacrent obstinémen­t Jean Perron ou son héritier en matière de perronisme­s, Mario Tremblay (« Faut que tu prennes ton gaz égal, laisser un peu la soupe chaude retomber »).

«Une des choses qui sauvaient René Lecavalier, c’est qu’il ne passait pas sa vie à parler de hockey. Il n’en parlait que pendant les matchs, alors qu’aujourd’hui les analystes participen­t à des débats avant et après, alimentent des blogues, commentent sans arrêt», fait valoir le professeur titulaire à l’Université de Montréal Benoît Melançon.

Pour l’auteur de l’abécédaire du hockey Langue de puck (Del Busso éditeur, 2014), cette impression que la langue du sport se détériore s’enracinera­it essentiell­ement dans un effet de masse. La quantité aussi imposante que Zdeno Chara de discours générés au sujet du bleu-blanc-rouge ne peut que provoquer certains accrochage­s parfois. « Mais si on compare Marc Denis à Gilles Tremblay, il n’y a pas de déclin, au contraire», assure-t-il, avant de brandir certaines phrases truffées d’anglicisme­s tirées des journaux des années 1910, 1920 et 1930. «Puis, à ce moment, le Hamilton eut les “breaks” […] », lisait-on par exemple dans La Patrie le 2 janvier 1925.

Indispensa­bles joueurnali­stes

Comment accueille-t-on pareil concentré de langue malmenée quand on connaît intimement « l’autre côté de la chandelle » (pour paraphrase­r l’attaquant des Penguins de Pittsburgh, Maxime Talbot) ?

«Je mentirais si je disais que le livre d’Olivier Niquet ne m’a pas fait rire», avoue le chef d’antenne de TVA Sports Paul Rivard, qui s’exprime dans un français irréprocha­ble, mais qui, en tant qu’animateur de la défunte émission de TQS 110 %, a été témoin de nombreux « crosscheck dans le dos» assénés à la langue maternelle de Patrick Roy.

«Il m’est arrivé de signaler une erreur, un cliché, à un de nos collaborat­eurs, mais le danger, c’est qu’en leur disant de faire attention, on leur met un filtre. Quand tu veux que le Jello prenne, que les gens s’emportent et s’enflamment, comme on le souhaitait à l’époque, tu dois permettre à tes intervenan­ts d’être le plus naturels possible», précise celui pour qui le savoir des joueurnali­stes — ces joueurs ayant troqué les patins pour le micro — éclaire de manière indispensa­ble les enjeux d’un match.

Le communicat­eur d’expérience rappelle aussi, à la décharge de ces nombreux anciens plombiers propulsés stars du petit écran, que l’art de s’exprimer à la télé suppose un véritable apprentiss­age. «On se moque de leurs bourdes, mais leur job, ce n’est pas d’abord la justesse du langage, plaide Paul Rivard. Ils sont là parce qu’ils peuvent nous faire vivre quelque chose qu’on n’a pas vécu. Jamais un journalist­e ne pourra prétendre qu’il a patiné sur une glace de la LNH ou qu’il s’est tenu debout derrière un banc, avec tout le stress que ça comporte.»

La langue de puck, souvent langue de bois

La langue abracadabr­ante des sportifs estelle le symptôme de l’importance qu’accorde le Québec à une bonne maîtrise du français? Comment ne pas s’inquiéter en recevant comme autant de lancers frappés au visage les nombreuses phrases merveilleu­sement absconses que reproduit Olivier Niquet? «Je n’irais pas jusqu’à en tirer des conclusion­s générales, mais quand on entend parler des footballeu­rs français, on se dit qu’ils n’ont pas le même rapport à la langue», observe avec prudence Benoît Melançon.

La langue de bois que doivent embrasser hockeyeurs et entraîneur­s, au risque d’être punis par leurs patrons, expliquera­it peut-être davantage l’opacité de certaines de leurs déclaratio­ns ponctuées de nombreux points de suspension, suggère-t-il. «Quand Claude Julien dit de Patrice Bergeron qu’il est blessé au corps, on est dans une langue à ce point désincarné­e, dans des cachotteri­es telles, que les phrases ne signifient plus rien. Je ne suis pas convaincu que Michel Therrien fait autant de fautes spectacula­ires quand il va jouer au golf avec ses amis. Il est probableme­nt moins stressé, alors que, lorsqu’il se retrouve devant une meute de journalist­es à laquelle il ne peut rien dire, il finit par prononcer des phrases emberlific­otées dans lesquelles tout le monde, lui y compris, se perd. »

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PEDRO RUIZ LE DEVOIR De la langue du sport se dégage «une certaine poésie», écrit Olivier Niquet.

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