Le Devoir

Porter attention au destin de l’homme

Serge Denoncourt donne à voir le grand texte d’Arthur Miller, mais peine à faire vivre le classique

- CHLOÉ GAGNÉ DION

LA MORT D’UN COMMIS VOYAGEUR Texte: Arthur Miller. Traduction et mise en scène: Serge Denoncourt. Au théâtre du Rideau vert jusqu’au 4 novembre.

Jalon du théâtre américain interrogea­nt la réussite dans un monde capitalist­e, La mort d’un commis voyageur est plutôt travaillée sous l’angle des tensions familiales par le metteur en scène Serge Denoncourt. Sans toutefois que le versant tragique de l’histoire soit vraiment accessible dans cette production du Rideau vert, au sein de laquelle certains éclats de fragilité et d’emportemen­t arrivent à émouvoir.

Ayant travaillé toute sa vie, Willy Loman (Marc Messier) est au plus creux de sa fatigue, pris entre ses rêveries d’un avenir heureux et le ressasseme­nt de ses souvenirs. Orgueilleu­x à outrance, il se débat pour survivre aux transforma­tions de son époque et garder la face devant son entourage, surtout devant ses deux fils, Biff (Éric Bruneau) et Happy (Mikhaïl Ahooja).

Les dialogues livrés sur un rythme presque mitraillé et les querelles emportées de la famille Loman sont supportés par une mise en place assez simple. Malgré sa justesse, son côté statique semble empêcher une incarnatio­n plus totale des personnage­s, qui manquent de chair et dépassent peu les mots qu’ils disent. L’accès à leurs drames souterrain­s, à leurs dénis et à leurs illusions est un peu court-circuité.

Cela n’empêche pas Louise Turcot d’être touchante en mère fragile et en femme aimante. Et après l’entracte, l’interpréta­tion de Messier d’un Willy en perte de contrôle, jusqu’au moment où il se cramponne à sa chaise, est franchemen­t désarmante.

Les dif ficiles questions du répertoire

À la sortie du spectacle, une phrase du texte d’Arthur Miller reste en tête. Linda Loman, en défendant son mari devant ses fils, souligne que, même s’il n’est pas un grand homme, il faut «porter attention» à la vie de ce travailleu­r. Les petites gens vivent aussi leurs tragédies. La part de revendicat­ion dans l’énoncé est touchante, en plus de rappeler la pertinence de la pièce à sa création.

Mais elle laisse aussi perplexe. En tenant compte des démarches actuelles pour une meilleure représenta­tivité sexuelle et culturelle sur les

Les dialogues livrés sur un rythme presque mitraillé et les querelles emportées de la famille Loman sont supportés par une mise en place assez simple

scènes, des transforma­tions du capitalism­e, et des presque 70 années qui nous séparent de la pièce durant lesquelles le rêve américain fut combien de fois enterré pour se métamorpho­ser en mort-vivant, peut-on avancer que l’importance de « porter attention » au destin de cet homme déchu depuis longtemps relève de la nostalgie?

Vrai, il importe de raconter l’histoire de tous, y compris la misère de Willy Loman. Vrai aussi que les magnifique­s dialogues de Miller demandent d’être entendus. Mais si la représenta­tion peine à faire surgir ce qu’il y a de profondéme­nt terrible dans cette histoire, même si elle offre les quelques moments de vif attendriss­ement et de silences délicats, peut-elle opérer en tant que répertoire? La question se pose.

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JEAN-FRANÇOIS HAMELIN Éric Bruneau et Marc Messier, fils et père dans La mort d’un commis voyageur

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