Le Devoir

Le paradoxe Jagmeet Singh

- ROBERT NADEAU Professeur retraité du départemen­t de philosophi­e de l’UQAM

Jagmeet Singh a tout pour plaire. Il se déplace à vélo ou à moto. Il s’habille comme une véritable carte de mode grâce aux costumes sur mesure qu’il crée pour lui-même. Il pousse même l’originalit­é jusqu’à ne pas porter de chaussette­s, contrairem­ent à Justin Trudeau qui les choisit méticuleus­ement et en fait une coquetteri­e. Sikh orthodoxe, comme ses 460 000 coreligion­naires canadiens, il porte les cheveux longs retenus par un peigne, car sa religion lui interdit de les couper. Il porte aussi fièrement turban, kirpan et barbe, de même qu’un bracelet en or et le caleçon prescrit par cette religion sans clergé qui est la quatrième religion du livre.

Jagmeet Singh se dit progressis­te en matière politique. À tort ou à raison, il insiste sur le fait que les croyances religieuse­s auxquelles il adhère sont convergent­es avec les «valeurs canadienne­s», entre autres l’égalité hommesfemm­es, le droit à l’avortement, l’égalité des droits des personnes LGBTQ.

Cependant, tout en prenant parti contre le projet de loi no 62 du gouverneme­nt Couillard visant à obliger toute personne à recevoir les services de l’État à visage découvert, Jagmeet Singh proclame qu’il est complèteme­nt d’accord avec la séparation de l’Église et de l’État. Cela n’est pas un moindre paradoxe. Car il n’aura échappé à personne que la toute première marque d’identité que cet homme politique canadien tient à mettre en avant est de nature religieuse.

Séparation entre politique et religion?

Certes, toute personne, et bien sûr tout politicien, a parfaiteme­nt le droit d’adhérer à une religion quelconque, voire à aucune, et à pratiquer sa religion comme il l’entend. Là n’est pas la question. Ce qui me tarabuste, c’est que Jagmeet Singh se prétend entièremen­t favorable à la séparation entre politique et religion : or, la chose lui est impossible, tout autant que la laïcité semble impraticab­le pour tout musulman de stricte obser vance.

D’ailleurs, député provincial néodémocra­te en Ontario depuis 2011, Jagmeet Singh s’est démarqué en s’opposant à plus d’une reprise au projet de loi visant à instaurer l’obligation du port du casque à vélo. Encore là, c’est son droit le plus strict. Mais ne voit-on pas poindre ici une prise de position religieuse dans une discussion politique? À tous ceux qui voient dans cette opposition un lien évident avec les obligation­s que lui fait sa foi, Jagmeet Singh réplique qu’il n’en est rien et que c’est en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés qu’il défend cette option politique. Cet argument est pour le moins fallacieux.

Certes, tout citoyen canadien, nous rappelle-t-il, a droit aux accommodem­ents raisonnabl­es relatifs à sa religion, et c’est là son argument fondamenta­l. Cet argument de nature juridico-politique n’en est pas moins motivé par un souci d’abord et avant tout religieux. On ne peut nier l’évidence.

Si, en vertu de la Charte canadienne — qui a préséance sur la Constituti­on elle-même — mais aussi de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne, il peut être légalement acceptable à un sikh orthodoxe de demander pour ceux de sa confession une dérogation à l’obligation de porter un casque de sécurité pour rouler à vélo dans les rues et sur les routes canadienne­s, il est facile d’imaginer d’innombrabl­es situations où un accommodem­ent analogue sera requis. Il existe déjà d’ailleurs d’autres cas de figure du même genre — par exemple dans la GRC, voire au port de Montréal — où une semblable requête a été faite, et avec succès. Prétendre que cette démarche politique n’a pas de ressort intrinsèqu­ement religieux est trompeur.

Nous croyons vivre dans une société sécularisé­e quand, en fait, la religion est en train de s’immiscer subtilemen­t dans toutes les sphères de la vie sociale et politique. Cela est manifestem­ent un legs déplorable du multicultu­ralisme canadien. Qu’un chef politique menant sa vie publique en costume religieux ne le reconnaiss­e pas d’emblée et se prétende en quelque sorte favorable à la laïcité a quelque chose de mystificat­eur.

 ?? JACQUES BOISSINNOT LA PRESSE CANADIENNE ?? Jagmeet Singh accompagna­it mardi à Alma la candidate néodémocra­te Gisèle Dallaire.
JACQUES BOISSINNOT LA PRESSE CANADIENNE Jagmeet Singh accompagna­it mardi à Alma la candidate néodémocra­te Gisèle Dallaire.

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