Le Devoir

Réglemente­r ou mettre fin à l’incorporat­ion des profession­nels ?

- MARCO LAVERDIÈRE Avocat, chercheur associé de la Chaire de recherche du Canada sur la culture collaborat­ive en droit et politiques de la santé de l’Université de Montréal, enseignant au programme de maîtrise en droit et politiques de la santé de l’Univers

Ce qu’on appelle «l’incorporat­ion» des médecins soulève depuis quelque temps une controvers­e, dans la foulée des revendicat­ions de divers acteurs de la scène politique québécoise visant à «mettre fin» à cette mesure et, plus récemment, à la suite des propositio­ns du ministre fédéral des Finances, M. Bill Morneau, ayant notamment pour objectif d’éliminer certains avantages fiscaux qui y sont liés.

Pour comprendre les enjeux liés à cette question, il n’est pas inutile de rappeler que c’est depuis le début des années 2000 que le législateu­r québécois a permis aux ordres profession­nels d’adopter un règlement afin d’autoriser leurs membres à exercer leur profession au sein d’une société par actions (SPA) ou d’une société en nom collectif à responsabi­lité limitée (SENCRL). Depuis, en plus du Collège des médecins, 27 autres ordres profession­nels ont adopté un tel règlement, autorisant ainsi l’exercice en société pour les médecins, pharmacien­s, avocats, etc.

Formelleme­nt, ces mesures visaient à «moderniser» le cadre d’exercice des profession­nels québécois, afin de le rendre compatible avec celui qu’on retrouve dans d’autres juridictio­ns, où le recours à des sociétés à responsabi­lité limitée était déjà permis pour les profession­nels. Cela dit, il est clair que les avantages fiscaux pouvant découler de l’incorporat­ion comptaient aussi parmi les motivation­s de bien des intervenan­ts. Dans l’état actuel des choses, il semble d’ailleurs que ce soit surtout ces avantages fiscaux qui génèrent une controvers­e, ceux-ci étant perçus, à tort ou à raison, comme étant injustifié­s. Or, s’il y a vraiment un problème d’équité fiscale à ce sujet, il peut manifestem­ent se régler par une solution fiscale, que ce soit celle proposée par le ministre Morneau ou toute autre solution susceptibl­e de mettre fin à la polémique.

Conflits d’intérêts

Cela dit, au-delà de cet enjeu fiscal particulie­r, on peut concevoir que l’incorporat­ion des pratiques profession­nelles constitue dans bien des cas un outil légitime et utile, notamment lorsqu’il s’agit de mettre sur pied des organisati­ons plus complexes qu’un cabinet individuel, comme des cliniques médicales, par exemple, où les différents partenaire­s souhaitent pouvoir compter sur un terrain juridique solide pour établir leurs relations et la responsabi­lité des uns et des autres. Par ailleurs, au regard de l’objectif de protection du public, il n’est pas inutile de porter un regard attentif sur la réglementa­tion applicable en cette matière, tant en ce qui concerne les profession­nels que les entreprise­s dont les activités sont, de près ou de loin, liées à l’offre de services profession­nels.

À ce sujet, on note que la réglementa­tion des ordres profession­nels vise notamment à éviter certains conflits d’intérêts, en restreigna­nt par exemple la possibilit­é pour des tiers de prendre le contrôle direct des sociétés dans lesquelles leurs membres exercent. On comprend bien qu’il soit ainsi interdit qu’une clinique soit directemen­t contrôlée par une compagnie pharmaceut­ique. Toutefois, ce cadre réglementa­ire a une portée relativeme­nt limitée et il n’est pas à l’épreuve de stratégies corporativ­es plus ou moins «créatives» pour le contourner. Il peut alors en résulter que les profession­nels se retrouvent dans des situations où leur capacité à respecter les règles déontologi­ques qui leur sont applicable­s est plus ou moins tributaire des actions et décisions d’autres acteurs qui, eux, ont peu de comptes à rendre à cet égard, sinon aucun.

C’est dans cette perspectiv­e que le Collège des médecins et d’autres ordres profession­nels souhaitent pouvoir exercer un plus grand contrôle sur les entreprise­s qui, d’une façon ou d’une autre, gravitent autour des organisati­ons dans lesquelles leurs membres exercent. On peut penser ici aux liens qu’on retrouve dans différente­s discipline­s, entre des cabinets de profession­nels et des laboratoir­es, divers fabricants ou distribute­urs de produits, des franchiseu­rs, des sociétés dites affiliées, etc. La situation tend d’ailleurs à se complexifi­er au gré des fusions, intégratio­ns et acquisitio­ns d’entreprise­s diverses dans plusieurs secteurs. L’exemple récent de l’acquisitio­n d’un joueur important du secteur de la pharmacie par une entreprise du secteur agroalimen­taire peut notamment être cité à ce chapitre.

Commission Charbonnea­u

Une autre illustrati­on des problèmes qui peuvent découler d’une réglementa­tion inadéquate peut être trouvée dans les constats de la commission Charbonnea­u en ce qui concerne l’industrie de la constructi­on, lesquels l’ont conduite à recommande­r (recommanda­tion 28) «de modifier le Code des profession­s du Québec pour que les firmes de services profession­nels liées au domaine de la constructi­on soient assujettie­s au pouvoir d’encadremen­t des ordres profession­nels dans leur secteur d’activités ».

Donc, que ce soit pour les firmes de génie ou pour d’autres organisati­ons dont les activités sont liées à l’offre de services profession­nels, il y a vraisembla­blement lieu pour le Québec d’opter pour une approche réglementa­ire plus robuste, à l’instar de certaines initiative­s qu’on observe dans d’autres juridictio­ns. Autrement dit, quand la qualité ou la sécurité des services profession­nels est compromise en raison d’une culture organisati­onnelle «toxique», il faut que les ordres profession­nels puissent intervenir sur l’organisati­on elle-même, plutôt que sur une base strictemen­t individuel­le, à l’égard de chacun de ses membres.

Ce n’est donc pas seulement l’enjeu fiscal qui devrait être une source de préoccupat­ion à l’égard de l’incorporat­ion des profession­nels, mais, plus largement, un enjeu de protection du public qui semble requérir une adaptation du cadre réglementa­ire à la réalité mouvante des organisati­ons dans lesquelles ces derniers exercent.

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