Réglementer ou mettre fin à l’incorporation des professionnels ?
Ce qu’on appelle «l’incorporation» des médecins soulève depuis quelque temps une controverse, dans la foulée des revendications de divers acteurs de la scène politique québécoise visant à «mettre fin» à cette mesure et, plus récemment, à la suite des propositions du ministre fédéral des Finances, M. Bill Morneau, ayant notamment pour objectif d’éliminer certains avantages fiscaux qui y sont liés.
Pour comprendre les enjeux liés à cette question, il n’est pas inutile de rappeler que c’est depuis le début des années 2000 que le législateur québécois a permis aux ordres professionnels d’adopter un règlement afin d’autoriser leurs membres à exercer leur profession au sein d’une société par actions (SPA) ou d’une société en nom collectif à responsabilité limitée (SENCRL). Depuis, en plus du Collège des médecins, 27 autres ordres professionnels ont adopté un tel règlement, autorisant ainsi l’exercice en société pour les médecins, pharmaciens, avocats, etc.
Formellement, ces mesures visaient à «moderniser» le cadre d’exercice des professionnels québécois, afin de le rendre compatible avec celui qu’on retrouve dans d’autres juridictions, où le recours à des sociétés à responsabilité limitée était déjà permis pour les professionnels. Cela dit, il est clair que les avantages fiscaux pouvant découler de l’incorporation comptaient aussi parmi les motivations de bien des intervenants. Dans l’état actuel des choses, il semble d’ailleurs que ce soit surtout ces avantages fiscaux qui génèrent une controverse, ceux-ci étant perçus, à tort ou à raison, comme étant injustifiés. Or, s’il y a vraiment un problème d’équité fiscale à ce sujet, il peut manifestement se régler par une solution fiscale, que ce soit celle proposée par le ministre Morneau ou toute autre solution susceptible de mettre fin à la polémique.
Conflits d’intérêts
Cela dit, au-delà de cet enjeu fiscal particulier, on peut concevoir que l’incorporation des pratiques professionnelles constitue dans bien des cas un outil légitime et utile, notamment lorsqu’il s’agit de mettre sur pied des organisations plus complexes qu’un cabinet individuel, comme des cliniques médicales, par exemple, où les différents partenaires souhaitent pouvoir compter sur un terrain juridique solide pour établir leurs relations et la responsabilité des uns et des autres. Par ailleurs, au regard de l’objectif de protection du public, il n’est pas inutile de porter un regard attentif sur la réglementation applicable en cette matière, tant en ce qui concerne les professionnels que les entreprises dont les activités sont, de près ou de loin, liées à l’offre de services professionnels.
À ce sujet, on note que la réglementation des ordres professionnels vise notamment à éviter certains conflits d’intérêts, en restreignant par exemple la possibilité pour des tiers de prendre le contrôle direct des sociétés dans lesquelles leurs membres exercent. On comprend bien qu’il soit ainsi interdit qu’une clinique soit directement contrôlée par une compagnie pharmaceutique. Toutefois, ce cadre réglementaire a une portée relativement limitée et il n’est pas à l’épreuve de stratégies corporatives plus ou moins «créatives» pour le contourner. Il peut alors en résulter que les professionnels se retrouvent dans des situations où leur capacité à respecter les règles déontologiques qui leur sont applicables est plus ou moins tributaire des actions et décisions d’autres acteurs qui, eux, ont peu de comptes à rendre à cet égard, sinon aucun.
C’est dans cette perspective que le Collège des médecins et d’autres ordres professionnels souhaitent pouvoir exercer un plus grand contrôle sur les entreprises qui, d’une façon ou d’une autre, gravitent autour des organisations dans lesquelles leurs membres exercent. On peut penser ici aux liens qu’on retrouve dans différentes disciplines, entre des cabinets de professionnels et des laboratoires, divers fabricants ou distributeurs de produits, des franchiseurs, des sociétés dites affiliées, etc. La situation tend d’ailleurs à se complexifier au gré des fusions, intégrations et acquisitions d’entreprises diverses dans plusieurs secteurs. L’exemple récent de l’acquisition d’un joueur important du secteur de la pharmacie par une entreprise du secteur agroalimentaire peut notamment être cité à ce chapitre.
Commission Charbonneau
Une autre illustration des problèmes qui peuvent découler d’une réglementation inadéquate peut être trouvée dans les constats de la commission Charbonneau en ce qui concerne l’industrie de la construction, lesquels l’ont conduite à recommander (recommandation 28) «de modifier le Code des professions du Québec pour que les firmes de services professionnels liées au domaine de la construction soient assujetties au pouvoir d’encadrement des ordres professionnels dans leur secteur d’activités ».
Donc, que ce soit pour les firmes de génie ou pour d’autres organisations dont les activités sont liées à l’offre de services professionnels, il y a vraisemblablement lieu pour le Québec d’opter pour une approche réglementaire plus robuste, à l’instar de certaines initiatives qu’on observe dans d’autres juridictions. Autrement dit, quand la qualité ou la sécurité des services professionnels est compromise en raison d’une culture organisationnelle «toxique», il faut que les ordres professionnels puissent intervenir sur l’organisation elle-même, plutôt que sur une base strictement individuelle, à l’égard de chacun de ses membres.
Ce n’est donc pas seulement l’enjeu fiscal qui devrait être une source de préoccupation à l’égard de l’incorporation des professionnels, mais, plus largement, un enjeu de protection du public qui semble requérir une adaptation du cadre réglementaire à la réalité mouvante des organisations dans lesquelles ces derniers exercent.