Le Devoir

La vraie nature du commerce progressis­te

Le Canada présente le « commerce progressis­te » comme le meilleur moyen de s’assurer que le libre-échange profite au plus grand nombre et de freiner la montée du protection­nisme

- ÉRIC DESROSIERS

Face à une administra­tion américaine qui ne dit que du mal de l’ALENA, le Canada s’est engagé dans la renégociat­ion de l’entente commercial­e essentiell­ement dans l’optique d’y sauver tout ce qui peut l’être, mais aussi avec l’espoir de lui faire prendre le virage du «commerce progressis­te». Rien n’apparaît toutefois moins sûr que le succès de cette démarche en faveur de l’environnem­ent, des travailleu­rs, des femmes et des peuples autochtone­s.

On pourrait croire à une idée lancée seulement pour se donner bonne figure, ou pour laisser tomber dès que le temps des compromis sera arrivé. « C’est vrai qu’on a souvent recours à ce genre de tactiques lors de négociatio­ns commercial­es. Mais je pense que dans ce cas, il y a quelque chose de plus fondamenta­l qui est en train de se passer», dit Michèle Rioux, professeur­e à l’Université du Québec à Montréal.

La renégociat­ion de l’Accord de libreéchan­ge nord-américain (ALENA) a entamé sa quatrième ronde mercredi, à Washington. Depuis le début, le Canada présente le «commerce progressis­te » comme le meilleur moyen de s’assurer que le libre-échange profite au plus grand nombre et de freiner la montée du protection­nisme.

Conclu il y a presque 25 ans entre le Canada, les États-Unis et le Mexique, l’ALENA s’était vu greffer en catastroph­e deux ententes parallèles, l’une sur les droits des travailleu­rs et l’autre sur l’environnem­ent, afin de permettre au président américain nouvelleme­nt élu, Bill Clinton, de calmer un peu les critiques de son aile gauche. L’expérience n’a pas été l’échec qu’on dit souvent, du moins pas pour son volet environnem­ental, assure Scott Vaughan, président et chef de la direction de l’Internatio­nal Institute for Sustainabl­e Developmen­t. Bien qu’elle ne fixe aucune norme minimale et n’a aucun pouvoir de sanction, l’entente parallèle sur l’environnem­ent a notamment permis la collecte et le partage d’importante­s données sur la pollution, les espèces migratoire­s et les habitats communs aux trois pays. «À l’époque, c’était la première fois qu’on faisait une place à ce type d’enjeu dans un traité de libre-échange.»

Les choses ont beaucoup évolué depuis, note Patrick Leblond, professeur à l’Université d’Ottawa. La révolution numérique et l’émergence de nouvelles puissances commercial­es ont accéléré l’intégratio­n économique mondiale. «Il n’est plus question de réduire des quotas et des tarifs. Les barrières au commerce auxquelles on s’attaque désormais sont les différence­s de règles et de normes entre les juridictio­ns. Cela peut faire craindre une course au plus bas dénominate­ur commun. »

On ne connaît pas précisémen­t les demandes présentées par le Canada en matière de commerce progressis­te. On devine cependant qu’on s’inspire des négociatio­ns récemment conclues avec l’Union européenne ou encore dans le cadre du Partenaria­t transpacif­ique, disent nos experts. On voudrait ainsi que l’environnem­ent, le travail, l’égalité entre les sexes et les peuples autochtone­s aient chacun leur chapitre dans l’entente. Dans le cas du travail, on demanderai­t que les partis s’engagent au minimum à respecter les grands principes de l’Organisati­on internatio­nale du travail sur la liberté d’associatio­n, le droit effectif de négocier collective­ment, ou encore l’abolition du travail forcé et de celui des enfants. En matière d’environnem­ent, on évoque sans doute les cadres internatio­naux liés à la lutte contre les changement­s climatique­s ou à la

protection de la biodiversi­té. Si l’on se fie à l’entente canado-européenne, le Canada cherche probableme­nt un mélange de coopératio­n réglementa­ire et de droit à recourir à des sanctions commercial­es en cas de violation de normes minimales ou de pratiques déloyales.

En ce qui a trait à l’égalité des sexes, des groupes de la société civile disaient la semaine dernière à Ottawa s’attendre à quelque chose de similaire à un chapitre ajouté récemment au traité de libre-échange entre le Canada et le Chili, c’est-à-dire une simple déclaratio­n de principes sans réel mordant, mais agrémentée de nouvelles statistiqu­es sur lesquelles bâtir des actions futures.

Ce qu’on sait déjà, c’est que le Canada réclame un resserreme­nt des règles du fameux chapitre XI de l’ALENA permettant à un investisse­ur privé de poursuivre un gouverneme­nt. Comme avec les Européens, on visera à réaffirmer le droit des États de légiférer pour le bien commun.

«Plusieurs de ces propositio­ns devraient normalemen­t plaire au président Trump, qui se fait le défenseur des travailleu­rs et des petites entreprise­s, observe Patrick Leblond. Mais ses actions contredise­nt souvent ses paroles. Il souhaite sûrement que le Mexique resserre ses normes du travail, mais je doute qu’il accepte de mettre un terme aux lois antisyndic­ales du sud des ÉtatsUnis. » En fait, dit l’économiste, c’est à se demander s’il veut une entente tout court.

Plusieurs mouvements sociaux se méfient du sérieux du projet de « commerce progressis­te », rapporte Michèle Rioux. « D’un autre côté, on n’a pas le choix d’essayer des choses parce que la mondialisa­tion n’arrête pas. Il nous faut des règles internatio­nales.»

Les décisions du gouverneme­nt Trump font toutefois craindre le pire à Scott Vaughan. On sait que l’avenir appartiend­ra aux pays qui auront su bâtir des économies vertes et intégrées, dit-il. «Le Canada, les États-Unis et le Mexique peuvent faire comme il y a 25 ans et établir un modèle qui influencer­a la prochaine génération… ou rater cette chance et en voir d’autres, comme la Chine et l’Inde, le faire à leur place.»

 ?? PEDRO PARDO AGENCE FRANCE-PRESSE ?? La ministre canadienne des Affaires étrangères, Chrystia Freeland, n’avait pas caché, en août, son inquiétude de voir le commerce internatio­nal de plus en plus associé avec la montée des inégalités.
PEDRO PARDO AGENCE FRANCE-PRESSE La ministre canadienne des Affaires étrangères, Chrystia Freeland, n’avait pas caché, en août, son inquiétude de voir le commerce internatio­nal de plus en plus associé avec la montée des inégalités.

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