De monstres, de mythes et de menteries
La bête creuse de Christophe Bernard est un premier roman magistral, en forme de feu d’artifice
On exagère en Gaspésie. Les poissons qu’on y pêche sont plus gros qu’ailleurs, les beuveries, plus arrosées, les fous, encore plus fous. Les rancunes y durent aussi plus longtemps.
«Tous les Gaspésiens sont des menteurs», assure l’un des personnages de La bête creuse. Rien d’étonnant, alors, qu’une telle enflure verbale se traduise en un roman de plus de 700 pages.
«Là, faut comprendre qu’en Gaspésie, des Méchins jusqu’à Miguasha, de Tracadièche jusqu’à Manche-d’Épée, le monde en mettent. Ça sert à rien là-bas de jurer que t’as déjà tranché une chauve-souris pendant que tu fendais du bois. T’as juste à le dire. Le monde vont te croire. Ils veulent que ce soit vrai. Parce que si c’est vrai, c’est plus intéressant.»
Christophe Bernard marque un grand coup avec La bête creuse, un premier roman magistral et mal poli. À coup d’intéressantes menteries, l’écrivain, né en 1982 à Maria, en Gaspésie, traducteur attitré de la maison d’édition Le Quartanier, qui vit au Vermont depuis une dizaine d’années, accouche d’une sorte de roman fou en forme de feu d’artifice.
Ponctué de retours en arrière, La bête creuse se déroule au présent sur une courte période de vingt-quatre heures. Du début du XXe siècle jusqu’à nos jours, le roman palpite depuis son épicentre, Saint-Lancelot-de-la-Frayère, village de la baie des Chaleurs posé entre la mer et la forêt. Le «Saint» dans le nom du village avait été retranché depuis longtemps, « mais ça tenait moins à des raisons de laïcité que de place sur les pancartes». Et les Frayois, colorés et séparés en clans à moitié consanguins, y sont animés par d’anciennes hostilités.
D’un côté, on trouve les descendants Honoré Bouge, dit Monti («mon petit, mon p’tit, mon ti, Monti… »), parti un jour pour le Klondike et revenu étrangement de l’Ontario avec de l’or
plein les poches. De l’autre, ceux de Victor Bradley, de Pasbépiac, dit le Paspéya, employé des postes et arbitre de hockey. «L’un faisait un coup de cochon à quoi l’autre contre-attaquait par un coup de chien. »
N’étant jamais retourné depuis dix ans à La Frayère, François Bouge, petit-fils de Monti, sentant l’urgence et une migraine « lui monter dans les sinus comme de la chair à saucisse», décide de quitter précipitamment Montréal pour rendre visite à sa famille en Gaspésie.
Faire quelque chose
Après avoir décroché de ses études de doctorat, cadet de sa famille enfoncé jusqu’au cou dans les dettes, peutêtre même à demi fou, il traîne l’épais manuscrit du livre dans une valise anachronique. «J’écris un chef-d’oeuvre. — Un chef-d’oeuvre sur quoi? — Un chef-d’oeuvre sur ma famille.» Son obsession: exposer «certains liens dérangeants entre la poste de Saint-Lancelot-de-laFrayère et la société Yukon». Pour François, c’était clair. « Monti avait fait quelque chose à quelqu’un quelque part.»
Mais son voyage va vite se changer en kidnapping, aux mains d’un groupe de dégénérés motivés par un plan obscur et broche à foin, dans un chalet de la baie des Chaleurs frappé par une tempête de neige précoce.
Au menu: légendes, gageures mythiques, exagérations, débauche et délinquance. En raison de vieilles dettes de jeu et d’honneur, semble-t-il, les Bouge reçoivent toutes les semaines depuis trois générations une bouteille de Yukon, un affreux tord-boyau. Alcooliques de père en fils, ils en arrosent tous leurs «vieux gènes secs qui s’enfoncent dans la brume les bras en avant».
Croyant à un «complot de bouts de ficelle», obsédé par l’Histoire et par le passé, François estime qu’une malédiction frappe sa famille. Mais le temps presse: il pense être poursuivi par un monstre sans forme, une bête légendaire qui aura peutêtre, qui sait, le dernier mot.
Roman d’aventures, La bête creuse ? Bien sûr. Mais il s’agit surtout ici de l’aventure d’une écriture. Monstre de papier difficile à résumer? Assurément. On voudrait même sauter des phrases, des paragraphes, des chapitres de ce roman démesuré qu’on passerait vite, beaucoup trop vite, à côté de l’essentiel: une écriture inventive à la précision chirurgicale. Christophe Bernard, le traducteur, a l’habitude de scruter ses phrases à la loupe. Une déformation professionnelle que l’on éprouvera à chacune des 720 pages de ce roman féroce et hilarant.
Écriture flamboyante
Un peu comme son héros, qui confond parfois son ombre avec la bête dont il se croit poursuivi, Christophe Bernard se glisse dans la peau rafistolée d’une sorte de Pynchon métissé de Rabelais et de VictorLévy Beaulieu (avec une pinte de Joyce). Visuelle, sonore, bédéesque au possible — les chutes des chapitres y sont particulièrement efficaces — , son écriture flamboie d’envolées vernaculaires. Un cas de haute maîtrise.
Gavé de mythologie de village et de pacotille, on trouve dans La bête creuse «des délires de gars chauds, des coups montés qui comme tant d’autres choses avaient pris une ampleur irréversible par le bouche-àoreille». Et des mottés de péninsule, un cheval peut-être creux, une rondelle de hockey portant des traces de dents, des exagérations à la pelle qui nous tricotent au passage un subtil éloge de la fiction.
François, Ulysse sans ruse et sans malice de retour sur ses terres en héros déchu d’avance, aura le sentiment de se réveiller en faisant le grand écart: «J’ai l’impression parfois d’avoir regagné la surface à un endroit du monde où les gens et moi ne parlons pas la même langue. Ils sont où, les gens ? Aije manqué quelque chose? J’ai trouvé de l’or.»
Mais celui qui creuse, ne l’oublions pas, c’est Christophe Bernard. Sous la phrase, derrière les mythes, à travers les murs minces qui séparent le réel de la fiction. Précipitez-vous. LA BÊTE CREUSE
Christophe Bernard Le Quartanier Montréal, 2017, 720 pages
Roman d’aventures, La bête
creuse ? Bien sûr. Mais il s’agit surtout ici de l’aventure d’une écriture.