Le Devoir

La Mauritanie, là où l’esclavage persiste

- YASMINE MEHDI

La Mauritanie est le dernier pays du monde à avoir aboli l’esclavage, en 1981. Trente-six ans plus tard, la question reste tout aussi brûlante dans ce vaste pays d’Afrique de l’Ouest, en plein coeur du désert du Sahara. Entre un gouverneme­nt qui refuse d’admettre l’existence de l’esclavage et une société civile épuisée de sonner l’alarme, comment concevoir que des milliers de personnes vivent toujours dans l’unique fin de servir leurs maîtres?

On ignore le nombre exact d’esclaves en Mauritanie, contrée peuplée d’environ quatre millions d’habitants. Les estimation­s les plus conservatr­ices avoisinent les 40 000, mais certains n’hésitent pas à évoquer le chiffre de 160 000. «Ce que je sais, c’est qu’il y en a beaucoup», affirme Haby Mint Rabah, 43 ans. Dans son logement

modeste en périphérie de Nouakchott, la capitale mauritanie­nne, l’ancienne esclave raconte une vie passée dans la terreur de ses maîtres à la peau claire, des Maures. «Ils nous frappaient, ils nous humiliaien­t, ils nous torturaien­t […] Notre seul devoir était de travailler pour eux. »

Séparée de ses parents et de ses frères, Haby raconte avoir commencé à travailler très

jeune, lorsqu’elle avait environ sept ans. «Je gardais les troupeaux et j’allais chercher de l’eau », explique la femme aux traits prématurém­ent tirés par une vie de dur labeur. Avant qu’une ONG antiesclav­agiste ne la libère en 2008, Haby a tenté de fuir à quelques reprises. Apeurée et n’ayant nulle part où aller, elle finissait toutefois par regagner le domicile de ses maîtres. « Je ne savais pas comment partir», lâche-t-elle. Sans famille, sans éducation et sans argent, fuir et commencer une nouvelle vie semblait une mission impossible pour Haby.

«La société est esclavagis­te »

«L’esclave chez nous n’est pas enchaîné. Il est libre de ses mouvements, mais attaché par son éducation », explique Boubacar Messaoud, assis dans la tranquilli­té de son jardin. Le regard de l’homme âgé de 72 ans se durcit lorsqu’il évoque la question. C’est que Boubacar parle d’expérience. L’esclavage lui a collé à la peau pendant ses années d’enfance passées dans les champs de Rosso, au sud de la Mauritanie. «Votre mère vous éduque comme un esclave. Vous apprenez très vite qui vous êtes, on vous le dit», ajoute-t-il avec amertume.

Malgré une jeunesse passée sous le spectre de la servitude, Boubacar a eu une chance que Haby n’a pas eue: ses maîtres lui ont permis d’aller à l’école. Avec les années, il finira par obtenir sa liberté et par fonder l’associatio­n SOS-Esclaves. Aujourd’hui une figure de proue du mouvement antiesclav­agiste, Boubacar poursuit son combat pour aider les anciens esclaves qui, même une fois libérés, continuent de faire face à de nombreuses barrières. «On vient en aide à des gens qui se noient », résume celui qui a effectué quelques séjours en prison pour ses activités militantes.

Esclave un jour, esclave toujours

Depuis qu’Haby Mint Rabah est libre, ses préoccupat­ions quotidienn­es ont changé du tout au tout. «Là-bas, je ne me souciais pas de manger. Maintenant, j’ai des responsabi­lités, j’ai des problèmes à résoudre pour vivre», explique-t-elle. Même constat du côté de Maatallah Ould Mbeirik. L’homme âgé de 42 ans a fui en 2002 et a dû se battre dix longues années pour libérer sa mère et sa soeur. «Quand j’étais esclave, j’étais mal traité, mais j’avais de quoi manger et boire. Aujourd’hui, je suis libre, mais je n’ai rien. » Les deux anciens esclaves habitent dans la périphérie de Nouakchott, la capitale mauritanie­nne. Dans ces quartiers, une population démunie, née de l’urbanisati­on effrénée des dernières décennies, s’entasse pêle-mêle dans les bidonville­s où l’eau et l’électricit­é sont rares, contrairem­ent aux montagnes de détritus qui jonchent le sol.

Au-delà de la précarité économique dans laquelle vivent les anciens esclaves, des obstacles structurel­s continuent de faire d’eux des citoyens de seconde classe — l’accès restreint aux papiers en est l’exemple le plus flagrant. «L’esclave n’a jamais eu de papiers puisqu’il était un bien de la tribu», explique Fatimata M’Baye, avocate et militante antiesclav­agiste. Ainsi, le fils de Haby, âgé de dix ans et né d’un viol, ne peut pas s’inscrire officielle­ment à l’école puisqu’il n’a pas de papiers. « C’est comme si nous étions toujours esclaves », soupire Maatallah, dont les neveux sont dans la même situation.

Ces difficulté­s, aussi accablante­s puissent-elles être, sont le prix qu’Haby et Maatallah ont accepté de payer pour leur liberté. S’ils se battent aujourd’hui, ce n’est pas tellement pour améliorer leurs conditions que pour laisser un monde plus équitable à leurs enfants. «Je ne regrette pas d’être partie. Je regrette tout ce temps passé là-bas, tout ce que j’ai pu endurer comme maltraitan­ce […] Le sentiment d’être esclave est tellement fort que même quand on est libéré, on ne peut pas oublier ce qui s’est passé, confie Haby. Je savais

 ?? YASMINE MEHDI LE DEVOIR ?? Après des années de servitude, Boubacar Messaoud a obtenu sa liberté et a fondé l’associatio­n SOS-Esclaves.
YASMINE MEHDI LE DEVOIR Après des années de servitude, Boubacar Messaoud a obtenu sa liberté et a fondé l’associatio­n SOS-Esclaves.
 ?? YASMINE MEHDI LE DEVOIR ?? Scène de vie quotidienn­e à Nouakchott, capitale de la Mauritanie
YASMINE MEHDI LE DEVOIR Scène de vie quotidienn­e à Nouakchott, capitale de la Mauritanie

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