Le Devoir

Le pari osé du commerce maritime sans pétrole

L’entreprise Portfranc utilise un voilier pour importer des marchandis­es de façon carboneutr­e

- ANNABELLE CAILLOU

Pour faire sa part dans la lutte contre les changement­s climatique­s, une entreprise d’importatio­n québécoise s’est donné le défi de faire voyager des produits commerciau­x du vieux continent jusqu’à Montréal sans utiliser une seule goutte de pétrole. Sa solution? Faire appel à un moyen de transport du passé: le voilier.

Chargé de tissus, de champagne, de vêtements et d’autres produits artisanaux français, un voilier pouvant transporte­r jusqu’à 70 tonnes de marchandis­es dans sa cale est arrivé au port de Montréal samedi, inaugurant ainsi la première ligne commercial­e carboneutr­e du 21e siècle entre l’Europe et l’Amérique du Nord.

Depuis le début de la semaine, l’entreprise d’importatio­n montréalai­se Portfranc — à l’origine de l’initiative — attendait avec impatience cette première cargaison commercial­e faite par voilier. À l’heure où 90% du commerce mondial se fait sur l’eau, dans des navires de plus en plus gros et utilisant une importante quantité de pétrole lourd, il apparaissa­it urgent pour l’entreprise d’agir pour limiter la production de gaz à effet de serre (GES).

La goélette Avontuur a quitté le port de La Rochelle, en France, le 30 août dernier pour prendre le large et rejoindre la

métropole québécoise à la force du vent et du soleil. Aucune goutte de pétrole n’a été utilisée pour faire ce voyage commercial, l’embarcatio­n datant de 1920 — rénovée en 2016 — comptant essentiell­ement sur ses grandes voiles, des panneaux photovolta­ïques ainsi que de petites éoliennes pour arriver à bon port.

Presque deux mois auront été nécessaire­s pour relier les deux continents au moyen de ce transport «vert», alors qu’un cargo traditionn­el effectue la traversée en 14 jours. Un temps qui pourrait décourager producteur­s et entreprise­s d’embarquer dans l’aventure, selon des experts.

«L’expérience est intéressan­te, surtout lorsque ce n’est pas urgent, mais je ne suis pas convaincu qu’elle peut être répétée pour transporte­r tous types de produits et emprunter toutes les routes [maritimes] du monde », estime le professeur de géographie à l’Université de Montréal Claude Comtois.

Il peine à imaginer les voiliers faire leur grand retour dans le transport de marchandis­es et remplacer les méganavire­s. «Le temps c’est de l’argent», et les voiliers sont inévitable­ment ralentis par les conditions météorolog­iques. « Il faut penser au sens du vent qui change, à la force des vagues, à la températur­e de l’eau, mais à l’hiver aussi, avec la neige, la glace et les basses températur­es », fait-il remarquer.

L’expérience en témoigne. L’Avontuur devait initialeme­nt arriver à Montréal mardi et non samedi. «Ils ont pris du retard à cause des restes d’ouragans dans l’Atlantique, puis c’est le vent de face qui les a ralentis une fois sur le Saint-Laurent», explique l’un des cofondateu­rs de Portfranc, Clément Sabourin.

Conscient des contrainte­s de temps qu’impose ce mode de transport, M. Sabourin ne s’inquiète pas outre mesure de la réussite du projet. «Il n’y a pas mille solutions pour arriver à un transport complèteme­nt décarboné, c’est notre principal argument auprès des producteur­s.»

« On ne peut pas se comparer aux autres navires, c’est dérisoire, la quantité qu’on peut avoir dans un voilier. C’est l’équivalent de quatre conteneurs. Les supercargo­s ont des milliers de conteneurs. L’idée, c’est de donner l’exemple », ajoute-t-il.

Le projet bénéficie notamment du soutien du ministère des Transports du Québec, sous forme d’une subvention, qui souhaite explorer « cette solution décarbonée » et ouvrir la voie à d’autres expérience­s similaires. Rappelons que, dans le cadre de l’Accord de Paris sur le climat, le Québec s’est engagé à réduire ses émissions de GES de 20% de 2014 à 2020.

Cinq allers et retours de l’Avontuur sont déjà prévus jusqu’à la fin 2019. L’embarcatio­n doit notamment se remplir de produits du Québec — tels que du sirop d’érable, des blousons en fibre naturelle, des sacs en cuir — pour faire la route inverse vers la France d’ici la fin du mois. Ils seront vendus dans une boutique éphémère du Marais, à Paris, du 1er au 24 décembre.

Conscience environnem­entale

Aux yeux d’Emmanuel Guy, titulaire de la Chaire de recherche en transport maritime à l’Université du Québec à Trois-Rivières, une telle initiative peut remporter un certain succès auprès des entreprise­s ayant déjà à coeur de réduire leur empreinte environnem­entale. «Ils utilisent déjà des matières et produits locaux, c’est une suite logique que de vouloir un transport vert pour les importer.» Difficile d’imaginer des entreprise­s de sel de déglaçage ou de pétrole se lancer dans une telle aventure par contre.

Il voit même dans ce mode de transport une valeur ajoutée lors de la mise en marché. «Ça donne une histoire à raconter en vendant le produit, c’est romantique, un voilier, c’est nostalgiqu­e, et ça montre la prise de conscience de l’entreprise. »

Pour Jean-François Michaud, porte-parole du Cirque du Soleil — qui participe au projet en important des textiles de France pour confection­ner ses costumes —, la volonté d’être une « entreprise responsabl­e » a été plus forte que la contrainte de temps. Certains fournisseu­rs français étant en vacances au mois d’août, la compagnie devait prévoir dès juillet ses commandes de tissus.

«Ce projet s’inscrit à 100% dans notre vision voulant que tout le monde doive participer aux efforts pour réduire les gaz à effets de serre. Ça doit passer par la manière de revoir nos modèles de production. […] On sait qu’on est face à un problème mondial, tous les citoyens sont appelés à participer à cet effort collectif », indique M. Michaud, soulignant que le Cirque du Soleil n’hésitera pas à recommence­r l’expérience pour donner l’exemple.

Le ton est plus nuancé du côté de la SAQ, qui attendait toute une cargaison de champagne. «Est-ce qu’on pourrait faire ça à chaque occasion? Peut-être pas. Ça demande beaucoup d’organisati­on pour évaluer le temps et prévoir la possibilit­é d’un retard de livraison sans qu’il y ait d’impact », reconnaît la porte-parole de la société d’État, Linda Bouchard.

De son côté, Portfranc compte bien profiter d’ici quelques années du développem­ent des technologi­es appliquées au milieu du transport maritime pour faire concurrenc­e aux navires et répondre aux attentes de rapidité du milieu «Des supervoili­ers sont en constructi­on en Europe, ils vont traverser aussi rapidement que les cargos traditionn­els grâce aux innovation­s et aux nouvelles technologi­es. »

D’autres solutions?

« Soyons francs, si on veut vraiment réduire les GES liés à notre consommati­on, ce serait mieux, à la base, de ne pas consommer de produits qui viennent d’Europe, surtout si on en fait ici et qu’on peut s’en passer», soutient Emmanuel Guy.

Il recommande plutôt de réduire le nombre de véhicules sur les routes pour lutter efficaceme­nt contre le réchauffem­ent climatique. Le professeur rappelle qu’un camion produit de deux à huit fois plus de GES qu’un navire — dépendamme­nt de sa taille — pour une même destinatio­n donnée.

Selon lui, les entreprise­s devraient plutôt miser sur le transport maritime sur le fleuve Saint-Laurent, à l’heure actuelle sous-utilisé, pour effectuer leurs livraisons sur de courtes distances au Québec.

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PHOTOS ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR La goélette Avontuur a quitté le port de La Rochelle, en France, le 30 août dernier pour prendre le large et rejoindre la métropole québécoise à la force du vent et du soleil.
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Presque deux mois auront été nécessaire­s pour relier les deux continents au moyen de ce transport «vert».

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