Le Devoir

PL 62 : le règne de l’« arbitraire »

- ANNE IAVARONE-TURCOTTE Avocate et candidate au doctorat en droit à l’Université McGill

L’un des objectifs du gouverneme­nt avec l’adoption du projet de loi no 62 est de mettre fin au prétendu règne de l’«arbitraire». En effet, depuis le début du débat sur les accommodem­ents raisonnabl­es, l’idée circule voulant qu’il y ait absence ou insuffisan­ce de règles en la matière. Cela ferait en sorte que les décideurs appelés à statuer sur des demandes d’accommodem­ents n’auraient d’autre choix que de se rabattre sur leurs conviction­s personnell­es en matière de justice, péchant ainsi par excès de discrétion. Cette rhétorique a été entendue et reprise intégralem­ent par le législateu­r. Ainsi, au moment de commencer l’étude détaillée du projet de loi no 62, la ministre Vallée déclarait en chambre : «Actuelleme­nt, il est vrai qu’il n’existe pas de règles.»

En réalité, des règles existent. Pour l’essentiel, il s’agit de celles-là mêmes proposées par le projet de loi no 62. Seulement, elles sont moins visibles, se trouvant implicitem­ent contenues dans la loi, explicitée­s ailleurs — en jurisprude­nce — et parfois autrement. La ministre l’a d’ailleurs elle-même expliqué, plus tard dans son exposé. Mais passons sur cet aspect. Admettons que, pour une raison ou pour une autre, il soit nécessaire ou utile que les balises soient énoncées dans un texte de loi. Est-ce que cela élimine pour autant l’«arbitraire»? Pas du tout. Et le projet de loi no 62 en porte lui-même la preuve.

Dimension subjective

Les balises principale­s qu’il édicte sont contenues à son article 10. Cet article reprend en substance les critères de la jurisprude­nce (la contrainte excessive et l’obligation de collaborat­ion du demandeur) et en instaure trois «nouveaux» (dans une certaine mesure). Le premier est le caractère « sérieux » de la demande. La ministre précise que ce critère renvoie à celui de la « croyance sincère » développé en jurisprude­nce et vise à écarter les demandes « frivoles ». Mais comment déterminer objectivem­ent quand une croyance subjective est sincère et non frivole? Tout est affaire de perception ici. Difficile d’évacuer la dimension subjective…

Les deuxième et troisième critères prétendume­nt nouveaux sont le respect de l’égalité hommes-femmes et de la neutralité religieuse de l’État. Le projet de loi ne contient aucune définition exhaustive de ces principes. Or, si le débat sur la charte des valeurs nous a appris une chose, c’est que leurs contours précis et leurs implicatio­ns pratiques sont loin d’être clairs. Plusieurs conception­s de l’un et de l’autre s’affrontent. Dans ce contexte, de quelle égalité parle-t-on dans le projet de loi no 62? De quelle neutralité ? Comment déterminer quand l’une ou l’autre est compromise et ce que l’une ou l’autre commande ? L’employé de l’État appelé à trancher ces questions se trouvera en bien mauvaise posture. Comme s’il avait prédit l’«arbitraire» auquel la mise en oeuvre de l’article 10 pourrait donner lieu, le législateu­r a annoncé l’adoption de lignes directrice­s pour accompagne­r les organismes dans son applicatio­n (article 10.1). Des critères pour appliquer les critères, bref. Parviendra-t-il ainsi à éliminer la discrétion inhérente à la démarche? Non, car l’applicatio­n des lois commande un processus d’interpréta­tion faisant nécessaire­ment entrer une certaine dose de subjectivi­té dans l’équation. L’«arbitraire» du décideur est donc toujours présent, comme un fait incontourn­able propre à l’activité juridique. La meilleure attitude devant ce constat est peut-être de se réconcilie­r avec l’idée. Après tout, l’acceptatio­n est la dernière étape d’un deuil réussi.

Si le débat sur la charte des valeurs nous a appris une chose, c’est que leurs contours précis et leurs implicatio­ns pratiques sont loin d’être clairs

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