Le Devoir

Les chroniques groenlanda­ises de Niviaq Korneliuss­en

Homo Sapienne raconte cette jeunesse nordique cherchant à être ce que l’on n’attend pas d’elle

- FABIEN DEGLISE

«L’île est en panne d’oxygène. L’île est infectée. L’île est moisie. L’île m’a enlevé mon amour. L’île est groenlanda­ise. C’est la faute des Groenlanda­is. » Depuis le Danemark, Inuk écrit à Fia pour lui dire qu’il ne veut pas revenir au pays, qu’il a honte d’être Groenlanda­is et qu’il veut faire sa vie ailleurs. Le jeune homme a fui, laissant derrière lui ses amis, sa famille, les souvenirs d’une enfance passée avec Fia et une controvers­e impliquant un membre du Parlement avec qui il a eu, comprend-on, une relation homosexuel­le. Relation que le politicien, dans ce pays de 56 000 habitants — autant dire un village —, nie en bloc, avec la complicité de la presse locale.

Le Groenland, terre de neige, de glace, de chasse au phoque, d’igloos et de traîneaux à chiens? Les images d’Épinal ne résistent pas très longtemps à la réalité sociale, politique et surtout urbaine que dépeint la jeune romancière Niviaq Korneliuss­en dans Homo Sapienne (La Peuplade). Phénomène littéraire au Groenland, puis en Scandinavi­e dans les dernières années, l’oeuvre, écrite en groenlanda­is, puis réécrite en danois par la romancière de 27 ans, se dévoile pour la première fois aux lecteurs francophon­es dans une traduction réalisée au Québec. Elle révèle aussi toute la modernité d’une société méconnue où la jeunesse se questionne sur son identité collective et individuel­le dans un environnem­ent marqué par la complexe montée d’un nationalis­me et d’un mouvement indépendan­tiste qui appelle à rompre totalement avec le Royaume du Danemark.

«C’est un sujet très délicat, lance à l’autre bout du Skype la romancière jointe à Nuuk, capitale du Groenland, par Le Devoir cette semaine. Les Groenlanda­is de souche estiment qu’il faut renouer avec la culture ancestrale inuite, celle des tatouages sur le visage, celle de la chasse, de la pêche. Or, beaucoup de personnes, et surtout les jeunes, n’arrivent pas à s’identifier à cette conception monolithiq­ue de la culture groenlanda­ise parce qu’ils sont autant Groenlanda­is que Danois, parce qu’ils ne parlent plus le groenlanda­is [une langue inuite], parce qu’ils sont influencés par d’autres cultures, parce qu’ils veulent s’ouvrir au reste du monde plutôt que se replier sur eux. Nous n’arrivons pas à choisir ce que nous voulons être et l’on finit par se sentir étranger sur le territoire du Groenland, tout comme sur le territoire danois.»

Beuveries et gueules de bois

Dualité de l’être en terrain culturelle­ment métissé, en tension dans ses propres contradict­ions: voilà ce qui rassemble les cinq personnage­s mis au monde par Niviaq Korneliuss­en. Fia, Inuk, Arnaq, Iviq et Sara embrassent la modernité autant en caressant les écrans tactiles de leurs téléphones pour communique­r que leurs corps pour se découvrir loin des formalisme­s sociaux et sexuels des génération­s qui les ont précédés. Ils se définissen­t autant dans la beuverie et les gueules de bois qui s’en suivent que dans le rock-pop de Joan Jett and the Blackheart­s, des Foo Fighters ou de Rihanna et P!nk, qui leur ouvre les portes du monde et nourrit un regard critique cru sur ce Groenland qui, estiment-ils en choeur, cherche à les emprisonne­r.

«C’est la voix de cette jeunesse,

de ma génération, que je voulais faire entendre, et avec force, pour être sûr qu’elle soit entendue », dit la romancière qui a réussi son pari. Avec 3000 exemplaire­s vendus à ce jour au Groenland, Homo Sapienne est plus qu’un bestseller dans ce pays, trois fois moins peuplé que le quartier Rosemont-La Petite-Patrie de Montréal, où la vente de 300 exemplaire­s suffit généraleme­nt pour revendique­r ce titre. Elle fait aussi de la jeune romancière une des rares auteures de ce coin du globe à voir ses mots aller au-delà de la baie de Baffin, des détroits de Davis, du Danemark et de la mer du Labrador, et ce, plus d’un siècle après Mathias Storch, prêtre danois et premier écrivain groenlanda­is mondialisé.

Nommer le monde

«On est Groenlanda­is quand on est alcoolique, on est Groenlanda­is quand on bat son conjoint […] quand on maltraite des enfants […] quand on a pitié de soi-même […] quand on a peu d’estime de soi», résume le personnage Inuk dans ce récit traversé par la mixité des langues pour mieux témoigner de la densité des identités façonnées par ce mélange de danois, d’anglais et de groenlanda­is dans les échanges quotidiens et dans la façon qu’ont ces jeunes de nommer le monde. « Les gens ont été surpris par la dureté de la critique que le discours nationalis­te ambiant ne fait pas ressortir, résume Niviaq Korneliuss­en. L’aveuglemen­t pour l’indépendan­ce chez certains ne permet plus de voir la pauvreté, les problèmes sociaux, les disparités, ajoute cette Groenlanda­ise issue du milieu social aisé que lui ont offert une mère fonctionna­ire pour le fisc et un père directeur d’école. Je voulais faire entendre la parole de ces Groenlanda­is silencieux qui ne se sentent pas appartenir aux normes sociales qu’on leur présente ni au pays qu’on prétend vouloir leur construire. »

Depuis la sortie de Homo Sapienne, en 2014, le livre a été qualifié de roman politique, féministe, social ou queer, dont le propos localisé laisse très vite apparaître le caractère universel des angoisses, du quotidien, des rapprochem­ents qu’il dépeint. « Quand le livre est sorti, tout le monde s’est mis à parler de moi comme d’une auteure groenlanda­ise homosexuel­le, laisse tomber Niviaq Korneliuss­en avec cette voix douce, ce ton calme qui tranchent avec le caractère fragmenté et l’écriture vive et radicale de son bouquin. Mes personnage­s sont homosexuel­s, c’est vrai, je le suis aussi, mais cela n’a pas d’importance. Je suis avant tout une romancière contempora­ine qui estime que l’idée de nation est un peu périmée. Le sentiment d’appartenan­ce n’est plus lié au partage d’un territoire, d’une langue, d’une conformité ou d’une culture commune. C’est devenu plus complexe que ça. » Une complexité qu’Homo Sapienne saisit très bien en sondant les inconforts d’une jeunesse urbaine groenlanda­ise ressemblan­t à bien d’autres quand elle partage ses émotions par messages textes et que l’auteure résume, elle, simplement : « En fait, je n’aime pas l’idée d’être mise dans une seule boîte. »

HOMO SAPIENNE Niviaq Korneliuss­en Traduit du danois par Inès Jorgensen La Peuplade Québec, 2017, 232 pages

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JØRGEN CHEMNITZ «C’est la voix de cette jeunesse, de ma génération, que je voulais faire entendre», souligne la romancière Niviaq Korneliuss­en.
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MANHATTAN NIGHTCLUB FACEBOOK Homo Sapienne sonde les inconforts d’une jeunesse urbaine groenlanda­ise ressemblan­t à bien d’autres.

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