Une formule profitable pour le Québec
Les cégeps n’ont pas que des amis au Québec. Certains prônent leur abolition, pour les remplacer par un système plus semblable à ce qui se fait ailleurs au Canada ou aux ÉtatsUnis. Leurs retombées socioéconomiques seraient pourtant appréciables pour le Qu
Les cégeps n’ont pas la cote auprès de tous chez nous. Certains veulent même carrément les éliminer. Au début des années 2000, la Fédération des commissions scolaires a plaidé un temps pour leur abolition, avant de reculer. Depuis 2014, l’aile jeunesse du Parti libéral du Québec a repris cette position, jugeant les cégeps dépassés et incapables de répondre aux besoins du marché du travail. Selon leur plan, les jeunes voulant étudier à l’université feraient plutôt une
sixième année au secondaire, comme c’est le cas au Canada anglais et aux ÉtatsUnis. Ceux souhaitant suivre une formation technique seraient quant à eux dirigés vers une école de métier après la 5e secondaire.
Or, selon l’économiste Pierre Fortin, la volonté d’abolir les cégeps reposerait davantage sur des intérêts et sur une idéologie que sur les faits. «Ce que les données révèlent, c’est que les cégeps jouent très bien leur rôle de scolarisation des Québécois et contribuent à l’emploi et à l’économie au Québec », souligne-t-il.
Moteur de scolarisation
De fait, Pierre Fortin a scruté de près plusieurs données sur l’impact des cégeps au Québec, en collaboration avec Marc Van Audenrode, associé directeur du Groupe d’analyse à Montréal et professeur associé d’économie à l’Université de Sherbrooke. Pour lui, la question principale est assez simple: est-ce que le système « 12-4 » (douze années au primaire et au secondaire, puis quatre années d’université) est plus efficace que le système «11-2-3» (onze années au primaire et au secondaire, puis deux années au cégep et trois à l’université) ?
Il est d’avis que plusieurs données militent en faveur du système 11-2-3. En 2015, selon Statistique Canada, le Québec était la province canadienne montrant la proportion la plus élevée d’adultes de 25 à 44 ans possédant un diplôme postsecondaire. À 43 %, il devançait l’Atlantique (41%), l’Ontario (35%) et les provinces de l’Ouest (34%). L’économiste ajoute que les jeunes adultes québécois possédant un diplôme du secondaire sont aussi plus nombreux que les autres Canadiens, en proportion, à décrocher ensuite un diplôme postsecondaire. En 2015, 84% des diplômés du secondaire obtenaient ensuite un diplôme d’un niveau supérieur, contre 76% en Ontario, 75% dans les provinces de l’Atlantique, 72 % en Colombie-Britannique et 71 % dans les Prairies.
Pour lui, il va sans dire que ce succès est en grande partie attribuable à la formule des cégeps. En 2003, rappelle-t-il, Mark Lewis avait réalisé sa thèse de doctorat au prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT) sur l’introduction au Québec des cégeps anglophones Champlain, Dawson, John Abbott et Vanier entre 1969 et 1971. «Il avait noté que le taux de diplomation universitaire des AngloQuébécois avait augmenté de 10% dans les années suivantes, et que la durée moyenne des études avait augmenté d’environ quatre mois, ce qui est très significatif.»
Meilleure répartition des revenus
Cette bonne performance dans l’obtention des diplômes postsecondaires au Québec a bien sûr des retombées économiques. En effet, le taux d’emploi et les salaires sont de plus en plus liés au niveau de scolarité. En 2016, selon les plus récentes données de l’Institut de la statistique du Québec (ISQ), le taux d’emploi des Québécois possédant un diplôme postsecondaire était de 68,1%, contre 56,9% pour les diplômés du secondaire. Le taux d’activité est aussi beaucoup plus élevé (72,9% contre 61,4%) et le taux de chômage est plus bas (6,7 % contre 7,3 %).
Toujours selon l’ISQ, en 2016 les diplômés du collégial gagnaient en moyenne 57 522$ par année, contre 44 416 $ pour les détenteurs d’un diplôme d’études secondaires. C’est presque 30% de plus. Les diplômés universitaires, eux, touchaient en moyenne 77 500$. «C’est un aspect très important, martèle Pierre Fortin. Le plus grand nombre de diplômés du postsecondaire au Québec fait en sorte que les revenus sont mieux répartis et que la société devient moins inégalitaire. »
Or, selon lui, la situation aurait été bien différente sans les cégeps. Les enfants de familles à faible revenu auraient été moins nombreux à poursuivre des études postsecondaires. Un grand nombre d’entre eux se seraient contentés d’un diplôme d’études secondaires, comme c’est plus souvent le cas au Canada anglais, une dynamique contribuant à la perpétuation des inégalités de revenus.
Autre bon point pour les cégeps, ils ont grandement dynamisé la formation professionnelle. «Le Québec compte environ 23 % de la population de 18-20 ans, mais 35% des inscrits canadiens dans des programmes techniques», indique l’économiste. Le cégep contribuerait de manière significative à cette disparité.
Un modèle rentable
M. Fortin s’attaque aussi à un vieux mythe voulant que l’abolition des cégeps générerait une économie pour les finances de l’État. En fait, selon lui, il en coûterait plus cher d’ajouter une année au secondaire et une année à l’université. En 2004 déjà, dans une étude réalisée en collaboration avec Marc Van Audenrode et Nathalie Havet, l’économiste évaluait que faire fonctionner un système 12/4 coûterait 30 % de plus par rapport au coût actuel. Pierre Fortin évalue à environ 800 millions de dollars le coût en 2016 des études préuniversitaires collégiales. On peut donc estimer que l’augmentation avoisinerait les 240 millions de dollars.
Pourquoi? Parce que la petite économie réalisée en transférant une année du cégep général vers le secondaire ne suffirait pas à compenser la forte augmentation des coûts engendrée par le déplacement de la seconde année vers l’université. «Une année à l’université coûte beaucoup plus cher qu’au cégep, tout en offrant un soutien pédagogique moins important aux étudiants», soutient Pierre Fortin.
Si les retombées sont si positives, pourquoi certains militent-ils pour l’abolition des cégeps? « Ils se disent que, si nous sommes les seuls à fonctionner comme ça en Amérique du Nord, ça doit vouloir dire que quelque chose cloche avec notre système, conclut-il. Mais il y a aussi des intérêts en jeu. Les universités et les commissions scolaires ne rechigneraient pas à mettre la main sur ces étudiants en plus. Et sur les financements qui les accompagnent. »