L’urgence de reconstruire
Falloujah et Mossoul en Irak, Raqqa en Syrie… Le «califat» est réduit à une peau de chagrin. Ce qui ne signifie pas pour autant l’agonie du groupe État islamique — tant s’en faut —, qui resurgira du terreau du désordre et du ressentiment si rien n’est fait pour reconstruire ces villes et soigner les conflits intercommunautaires.
Raqqa maintenant libérée du joug du groupe État islamique (EI), les Forces démocratiques syriennes (FDS), largement constituées de combattants kurdes, ont salué une «victoire historique» pour l’humanité. Mais c’est une victoire qui laisse une ville en ruine, rasée à 80%. Sans écoles ni hôpitaux. Sans électricité ni eau courante. Une ville devenue inhabitable. S’imposent dans l’immédiat les opérations de déminage. Après quoi, les FDS rendront la ville à un «conseil civil» chargé de la tâche herculéenne de rebâtir la ville et ses infrastructures. Tâche impossible à envisager sans investissements massifs. D’où viendront-ils, vu l’état de dislocation dans lequel se trouve la Syrie?
À en juger en tout cas par l’état des villes recapturées dans l’Irak voisin depuis un an, ils ne viendront pas avant longtemps, tant la volonté politique de la classe politique chiite qui tient le pouvoir à Bagdad se mobilise peu autour de ce qui devrait être considéré comme une priorité — politique et sociale, mais aussi environnementale. Au reste, les questions de reconstruction ont été soulevées dès après le renversement de Saddam Hussein par les Américains en 2003, mais les réponses sont toujours restées dans les limbes, les injonctions d’une guerre qui n’en finit plus de finir l’ayant toujours emporté, par urgence et par facilité. Si bien que Falloujah, ville sunnite située à une soixantaine de kilomètres à l’est de Bagdad et reprise en juin 2016, est toujours largement en ruine. La grande ville multiethnique de Mossoul, reconquise en juillet au prix d’une offensive militaire de grande envergure soutenue par les États-Unis, connaît pour l’heure sensiblement le même sort, celui d’une indifférence tous azimuts.
Il coule pourtant de source qu’à moins de reconstruire ces villes — ingrédient essentiel sans être exclusif d’une réconciliation nationale viable en Irak —, le groupe EI profitera du vide pour reprendre des forces d’une manière ou d’une autre. Ce n’est pas que Bagdad soit sans moyens. On estime à quelque 70 milliards de dollars américains les revenus, provenant surtout du pétrole, que l’État irakien encaissera cette année.
Ce qui faisait dire la semaine dernière à The Economist en éditorial que Bagdad se trouvait finalement à reproduire sous sceau chiite l’ancienne dictature sunnite de Saddam Hussein. D’abord en creusant les haines sectaires, puis en opposant par ailleurs une fin de non-recevoir strictement militaire aux revendications autonomistes que les Kurdes viennent d’exprimer par référendum. Une fin de non-recevoir que la communauté internationale entérine au demeurant, signe d’ingratitude manifeste à l’égard d’un peuple dont les combattants peshmergas ont été jusqu’à maintenant un allié clé dans la lutte contre le groupe EI. Objectivement, elle laisse parler la force plutôt que de s’investir dans la promotion d’un véritable dialogue politique entre Bagdad et Erbil, avec risque à la clé de l’ouverture d’un nouveau front dans la guerre civile qui déchire l’Irak.
Sa déroute territoriale n’annule pas le pouvoir de séduction du groupe EI, ni sa capacité à inciter à la commission d’attentats en Occident. Son «califat virtuel», lui, reste intact. De l’avis des États-Unis, le groupe EI dispose toujours en Irak et en Syrie de 6000 à 10 000 combattants, ce qui est plusieurs fois plus que le nombre de «soldats» sur lesquels il pouvait compter au début des années 2010, alors qu’il était donné pour moribond par Washington dans la foulée d’une vaste offensive militaire à laquelle s’étaient jointes des milices irakiennes sunnites. Cette offensive n’ayant pas été accompagnée d’efforts de réconciliation avec la minorité sunnite de la part de Bagdad, le groupe EI est parvenu en moins de trois ans à rebondir et à proclamer son épouvantable califat. Rien dans l’ordre actuel des choses n’interdit de penser que l’histoire puisse se répéter.
Avenir d’autant plus dangereux que le monde est partout témoin sous Donald Trump d’une surmilitarisation de la politique étrangère américaine. Bombardements massifs et accroissement des troupes en Afghanistan, militarisation des relations avec le continent africain au détriment de l’aide au développement, surenchère belliqueuse avec Kim Jong-un, au point de faire dire à l’influent sénateur Bob Corker que M. Trump risque de mettre le pays sur «la voie d’une troisième guerre mondiale». Le «retrait du monde» auquel se livre Trump et dont on parle tant est tout sauf militaire.