Le Devoir

Les silences du harcèlemen­t

- ANGELO SOARES Professeur titulaire du Départemen­t d’organisati­on et ressources humaines de l’UQAM

Depuis quelques jours, nous sommes témoins des ravages des différente­s formes de harcèlemen­t (sexuel, sexiste, psychologi­que) et des agressions sexuelles en milieu de travail. De nombreuses personnes s’étonnent et se questionne­nt sur le silence des témoins et des victimes qui endurent trop longtemps leurs bourreaux avant de les dénoncer. Pourquoi un si long silence ?

D’abord, l’expérience de la violence transforme l’individu en victime, engendrant des souffrance­s qui diminuent sa puissance d’agir. Il se produit une coupure non seulement de la relation à autrui, mais aussi à soi-même, amenant un sentiment d’impuissanc­e, à parler, à penser, à agir, à intégrer ces formes de violence à son histoire de vie. La vie de l’agresseur devient enchevêtré­e à l’histoire de la victime, qui portera toujours les traces de ce qu’elle a vécu. La confiance que nous avons en autrui et en nous-mêmes est effritée. Il faut trouver alors une manière de vivre intégrant le dégât psychologi­que provoqué par la violence et le silence.

Ensuite, il est difficile d’accepter d’être une victime, car l’accepter, c’est assumer un attribut qui disqualifi­e lors des interactio­ns avec autrui. La stigmatisa­tion d’être une victime résulte des stéréotype­s que nous en avons et du jugement social qui en sera porté. Le fait d’être et de se sentir victime est aussi exacerbé par les effets de la violence. Goffman nous apprend que l’individu va essayer de contrôler l’accès à l’informatio­n concernant son agression pour rester un individu discrédita­ble (le stigmate n’est pas apparent), et ainsi ne pas être obligé de gérer la souffrance supplément­aire d’être discrédité (lorsque le stigmate est apparent). C’est une tentative de préserver sa dignité, son humanité, en contrôlant son identité sociale.

La victime peut ressentir la honte d’être stigmatisé­e, mais aussi une déchirure entre le «vouloir» et le «pouvoir dire», une mésestime de soi, une culpabilis­ation pour une chose qu’elle n’a pas faite, car on individual­ise souvent les problèmes de la violence. En bref, il existe une dynamique qui finit par amener les victimes au silence. Parler signifie revivre la violence, être discrédité, stigmatisé.

Le cas des témoins

Finalement, les témoins jouent un rôle important dans la dynamique du harcèlemen­t, par leur silence. Un grand nombre de personnes s’étonnent en disant que tout le monde savait, que cela durait depuis longtemps, que personne n’a rien fait. Dans la dynamique du harcèlemen­t, les témoins sont aussi affectés par la violence, soit par une détresse psychologi­que plus élevée, soit par le vécu d’émotions négatives, comme la peur (« Si je fais ou dis quelque chose, est-ce que ça va se retourner contre moi?»), ou encore par la honte et le sentiment de culpabilit­é de ne pas intervenir. Il faut comprendre la nonréactio­n des témoins comme une tentative de préserver leur sentiment d’invulnérab­ilité, car la victime est la preuve vivante que leur milieu de travail est violent et toxique. On est tous vulnérable­s ! Plusieurs mécanismes de défense seront alors mis en place dans une tentative de préserver le sentiment d’invulnérab­ilité, la minimisati­on, le déni (« Ce n’est pas vraiment de la violence », « Elle exagère », «Elle a dû faire quelque chose pour mériter cela », ou encore « Je n’ai rien vu »).

Il existe également un biais rétrospect­if, un mécanisme de déni du hasard qui consiste à surestimer rétrospect­ivement le fait que les différente­s formes de violence auraient pu être anticipées et évitées si la victime avait été plus prévoyante («Elle n’aurait pas dû faire ça», «Porter tel vêtement», «Monter dans sa chambre», etc.). De cette manière, on vise à préserver le sentiment qu’on a le contrôle de l’incertitud­e et qu’on n’est pas vulnérable.

Il faut comprendre que c’est exactement le silence qui alimente la violence. Avec les mots diésés #MeToo, #MoiAussi, les médias sociaux ont permis aux victimes de sortir de leur silence et ont servi de supports à leurs témoignage­s. Rompre avec le silence, j’ose l’espérer, sera le premier pas vers des milieux de travail sans violence et vers un changement de culture où victimes et témoins ne souffriron­t plus en silence.

 ?? JACQUES NADEAU LE DEVOIR ?? Manifestat­ion contre la violence faite aux femmes et les agressions sexuelles à Québec, en octobre 2016
JACQUES NADEAU LE DEVOIR Manifestat­ion contre la violence faite aux femmes et les agressions sexuelles à Québec, en octobre 2016

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