Le « vivreséparé »
Le niqab et la burka ne sont pas des vêtements anodins. En les voyant, il est difficile de ne pas ressentir un certain recul, une antipathie automatique, comme si on venait de croiser un gros doigt d’honneur ou un géant «f… y… » dans la rue. Inévitablement, ça choque.
On parle beaucoup de ces tenues d’outremonde comme d’une façon d’effacer la présence des femmes dans l’espace public, mais je vois plutôt ces vêtements comme une façon, au contraire, d’attirer l’attention. Ces accoutrements jouent exactement le même rôle que la tête rasée du jeune punk, avec sa couronne de pics acérés bien plantée au milieu, le tout rehaussé d’hameçons dans le nez. Après tout, on ne se tape pas tout cet attirail sans avoir un message à livrer. Du genre : « Je ne fais pas partie de vous et je ne veux surtout pas faire partie de vous.» Dans les deux cas, c’est une promotion ambulante du « vivre-séparé », du « fichez-moi patience, je suis original et à part ».
Le jeune punk
Au Québec, où le vivre-ensemble n’est pas toujours plus abouti qu’ailleurs, mais où le sens du destin collectif est extrêmement aiguisé, un tel pied de nez est un quasi-blasphème. Du moins, de la part de la musulmane voilée jusqu’aux sourcils. Le jeune punk, lui, on le laisse vivre son amertume tranquille. Celui-ci a beau représenter, pour la moitié de la population du moins, une bien plus grande menace qu’une femme au visage caché, on s’en balance. On ne le voit même pas, alors qu’elle… on lui arracherait la tête.
Mais voilà : si aucune société démocratique ne légifère aujourd’hui contre la tenue vestimentaire hostile du punk, pourquoi le ferait-on pour la femme portant un niqab? N’est-ce pas, après tout, dans un cas comme dans l’autre, un cas de liberté de conscience ? Si la question d’identification peut parfois se poser dans son cas à elle, les instances sont rares — une assermentation, un vote ou l’obtention d’un permis de conduire — et la pratique, dans de tels cas, est bien établie. À ce que je sache, aucune femme n’a jamais refusé de se plier à ces exigences. À quoi peut donc servir une loi, si ce n’est à foutre le bordel dans les services municipaux et à marginaliser encore davantage des femmes dont le très petit nombre (environ 100) ne mérite pas tout cet émoi ?
Les trois aspects de la laïcité
L’odieux du projet de loi 62, c’est qu’il cherche à restreindre le voile intégral tout en prétendant le contraire ; il vient fouiller dans les pratiques religieuses et/ou culturelles tout en clamant une simple vigilance administrative. Un tour de passe-passe conçu pour mieux s’extirper du guêpier de la discrimination religieuse qui lui pend au bout du nez. Et pour cause. Selon le sociologue des religions Jean Baurébot, la laïcité implique trois aspects : la sécularisation de l’État (bonjour le crucifix du Salon bleu), la liberté de croyance et de culte chez les pratiquants et l’égalité des croyances entre elles. L’État, en d’autres mots, ne doit pas intervenir dans la religion du citoyen.
Philippe Couillard a beau se draper dans le vivre-ensemble — à l’instar de la Cour européenne qui a soutenu l’interdiction du niqab en France dans les mêmes termes —, un concept aussi vaseux ne pèse pas lourd devant celui des droits fondamentaux. Et c’est précisément ce qui est en cause ici. Sommesnous prêts à renier le principe même du libre arbitre de chaque citoyen ou citoyenne qui est à la base même de la vie démocratique ? Sommes-nous prêts à voir des règles différentes s’appliquer à une minorité simplement parce que, comme majorité, on n’aime pas ce qu’on voit ?
Le gouvernement Couillard a beau diluer sa législation chaque jour un peu plus, le projet de loi 62 demeure un autre exemple de ces «calculs politiques déplorables» conçus pour apaiser la majorité au détriment d’une minorité. Or, ce n’est pas parce qu’on considère que les femmes recouvertes de la tête aux pieds nous font un doigt d’honneur que la solidarité n’est pas ici de mise.
Rappelons la fameuse mise en garde du pasteur allemand Martin Niemöller au moment où commençaient les exactions nazies : «D’abord, ils sont venus pour les socialistes et, n’étant pas socialiste, je n’ai rien dit. Ensuite, ils sont venus pour les sociaux-démocrates […] pour les syndicalistes […] pour les Juifs et, n’étant aucun de ceux-là, je n’ai rien dit. Quand ils sont venus pour moi, il n’y avait plus personne pour me défendre. »
Le vrai vivre-ensemble, le voilà.