András Schiff, maître du temps
OTTAWA CHAMBERFEST Récital András Schiff (piano). Mendelssohn : Fantaisie en fa dièse mineur, op 28., «Sonate écossaise». Beethoven: Sonate no 24, en fa dièse majeur, «À Thérèse». Brahms: Pièces op. 76 et op. 116. Bach : Suite anglaise no 6. Église unie Dominion-Chalmers, à Ottawa, lundi 23 octobre.
Un nom, une obsession à avoir pour Pro Musica et l’OSM: faire revenir András Schiff en récital à la Maison symphonique ! Le pianiste hongrois donnait lundi soir à Ottawa, pour le lancement de la saison hivernale de l’Ottawa Chamberfest, l’un de ses deux seuls concerts au Canada cette saison — l’autre étant donné à Vancouver en avril 2018. Après ses récitals de 2015 et de mars dernier à Montréal, nous avons à nouveau vécu une expérience sans équivalent dans le monde musical.
Non, ce n’était pas un « récital de piano», était-ce d’ailleurs encore du piano, tant le degré de pure magie dans la 6e Suite anglaise de Bach tenait de l’inouï, au sens propre. «Rêver l’irréel avec András Schiff» était notre titre d’octobre 2015. Après cette 6e Suite anglaise de Bach, il était difficile de revenir simplement sur terre, à la réalité. Comment fait-il? Où a-t-il trouvé cette évidence? Comment peut-il tout maîtriser ainsi? Comment donne-t-il cette légèreté translucide aux gavottes, dans une sorte d’apesanteur qui fait penser à une boîte à musique.
Un cérémonial
Bach est parcouru d’un souffle, comme en apnée. Partout, l’absence totale d’àcoups, la fluidité suprême et égale et, surtout, le raffinement intellectuel et musical d’infimes variations lors des reprises laissent l’auditeur médusé. Lorsqu’en bis András Schiff a entamé l’aria des Goldberg, je n’étais pas le seul à prier pour qu’il ait la folie d’enchaîner sur les variations…
Nous avions déjà présenté le concept intellectuel de ce programme autour de l’agencement des tonalités: fa dièse mineur pour Mendelssohn, fa dièse majeur pour Beethoven. Les Pièces opus 76 de Brahms débutent aussi par un Capriccio en fa dièse mineur, la seconde partie s’articulant autour de ré mineur. C’est ce que j’appelle l’art de la programmation, art si peu maîtrisé et partagé.
Il n’y a pas lieu d’entrer dans le détail de tel ou tel des 15 capriccios ou intermezzos de Brahms joués lors de la soirée, afin de mieux se pencher sur ce qui rend l’expérience si unique. Il y a d’abord le cadre imposé par Schiff. Le pianiste ne sort pas de scène à l’intérieur d’une partie, se cramponne à son piano pendant les applaudissements et se remet à l’oeuvre. Jouant sur un Bösendorfer idéalement réglé, venu spécialement d’Europe pour ses concerts nord-américains, András Schiff contrôle ainsi étroitement la temporalité à l’intérieur de chaque moitié de concert: il enchaîne chaque pièce de Brahms, chaque mouvement de Bach à ce qui précède, sans laisser à l’auditeur le temps de reprendre son souffle (ou de tousser).
Schiff livre donc des «blocs de musique», à l’intérieur desquels tout procède d’une alchimie sonore, et ce, dès le 1er volet de la Fantaisie de Mendelssohn, avec une maîtrise du jeu de pédales provoquant une rémanence et un tuilage des sons tels qu’on dirait un pianoforte. Dans Beethoven, il n’y a aucune opposition de séquences: tout est intégré dans un flux; tout comme cette Sonate no 24 s’intègre dans une immersion musicale ; tout comme Bach devient une synthèse cosmique de la transparence conquise dans l’interprétation brahmsienne.
«Enjoy the show», m’a souhaité quelqu’un avant la soirée. Mais il n’y a pas de «show», car il n’y a pas spectacle: il y a communion. Il faut rejoindre Schiff dans son univers. Mais comment pourrait-on faire autrement, même si les organisateurs de l’Ottawa Chamberfest n’avaient en rien saisi la mesure de ce qui allait se passer, en nous insultant la vue par des affiches orange de type racolage de salon universitaire, placées de part et d’autre du piano et rehaussées par un éclairage que l’on aurait aimé tamisé et plus propice au recueillement.