Le Devoir

En route pour le Goncourt.

Véronique Olmi remonte le fil d’une histoire singulière ancrée dans l’esclavage

- FABIEN DEGLISE

Huit romans se disputent le prestigieu­x prix.

«Elle ne sait pas comment elle s’appelle. Elle ne sait pas en quelle langue sont ses rêves. Elle se souvient de mots en arabe, en turc, en italien, et elle parle quelques dialectes. » La fulgurance d’un incipit, c’est un peu ça.

Dès les premières phrases, la romancière Véronique Olmi concentre en peu de mots toute la tragédie de Bakhita, personnage bien réel qui habite cette fiction bouleversa­nte. Figure forte du catholicis­me au siècle dernier, Bakhita a fini sa vie religieuse en Italie en 1947 après avoir été soustraite à son destin originel par des négriers dans les campagnes du Darfour alors qu’elle n’avait que sept ans. Sa mère l’avait envoyée chercher de l’herbe avec son amie Sira, à la sortie du village. Jusqu’à l’âge de 78 ans, Bakhita aura été obligée d’en fantasmer le visage.

Entre cette rupture, la violence de cette séparation et la fin, Véronique Olmi happe son lecteur en remontant le fil de cette existence singulière marquée par la servitude et l’esclavage qui va fouler le sable rouge des plaines arides du Soudan, caresser les rives du Nil blanc, trembler dans les marchés d’El Obeid et de Khartoum, puis dans la famille d’un général turc et dans celle d’un consul italien qui, en amenant cette femme déracinée à Venise, à la charnière d’un siècle nouveau, va donner une autre trajectoir­e à ce destin brisé. De paria, Bakhita va devenir outil de propagande dans l’Italie de Mussolini.

«Parfois, la connaissan­ce du monde est une grande fatigue» pour Bakhita, écrit Véronique Olmi, laissant la précision et l’amplitude de son style, la justesse de ses descriptio­ns étreindre cette jeune esclave dont le corps a été contraint, mutilé, pillé par des hommes et dont la survie a été tributaire de la méchanceté des femmes du Général, sa femme et sa mère, deux mégères en tension qui ont fait pendant des années de leur esclave, vulgaire bien de consommati­on, jouet de compagnie, le déversoir de leur profonde frustratio­n.

«Tout une année Bakhita a vécu enchaînée, la chaîne à son pied comme un chien enragé. Jour et nuit sa jambe était un poids de douleur, tige de fer enflammée qui suivait sa hanche, son dos, son bras, s’agrippait à sa nuque, où elle tapait sans cesse […]. À douze ans, avec ce boulet à son pied, Bakhita tanguait et soufflait comme une vieille femme. On l’entendant et on la voyait de loin, et si certains esclaves baissaient les yeux à son approche, d’autres lui demandaien­t de faire moins de bruit.»

Voyage intérieur d’une femme retirée trop jeune d’une existence pour être en mesure d’en saisir les fondements, d’appréhende­r la complexité de la rupture, la violence du monde qui se met alors en place autour d’elle, Bakhita est aussi une autopsie fine, poétique même, de cette dualité, de ces hypocrisie­s qui façonnent les servitudes et les abus. Une épopée douloureus­e entre deux siècles, deux continents, deux cultures — celle des catholique­s et des musulmans — au coeur d’une humanité qui se sert de l’autre, qui écrase pour se donner l’impression de dominer et qui est autant dans ce passé mis en mots et exposé avec force par Véronique Olmi qu’à l’intérieur de chacun nous, laisse-telle au final entrevoir.

BAKHITA ★★★★

Véronique Olmi Albin Michel Paris, 2017, 456 pages

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DOMAINE PUBLIC Bakhita après être entrée dans les ordres
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