Le Devoir

Voyage au-delà de la tranche de vie

La bande dessinée de genre peut-elle prendre son envol au Québec dans un univers dominé par l’intime ?

- FABIEN DEGLISE

La fusée décolle avec, derrière elle, le territoire du Québec, son fleuve, son embouchure rapetissan­t dans le brouhaha des « puissants moteurs [qui] consomment, tonne après tonne, le précieux propergol». À son bord ? Le capitaine Bob Leclerc, héros improbable et torturé mis au monde par le bédéiste Grégoire Bouchard dans Vers les mondes

lointains (Paquet) en 2008. Il se rapproche un peu plus de son destin dans cette mission secrète amorcée dans Le cauchemar argenté (Mosquito), album sorti au début de l’année et qui, avec l’épisode Terminus, la Terre

(Mosquito) qui vient de sortir, va finalement faire s’opposer l’homme à ces extraterre­stres qui menacent la survie de la race humaine.

Le trait est obsessif. Sur papier: l’équipage est à 964 000mètres d’altitude, après avoir brûlé 5400tonnes de carburant. Le récit, lui, vole tout aussi haut en exposant la suite, et fin, de cette intrigante uchronie qui, depuis le Québec des années 1950, mélange habilement conquête spatiale, programmes gouverneme­ntaux secrets, fantasme technologi­que, trouble des relations humaines et paranoïa collective.

«Grégoire Bouchard est à la bande dessinée québécoise ce que David Lynch est au cinéma, encense à l’autre bout du fil le bédéiste Jean-Paul Eid, précurseur de la bédé d’anticipati­on avec sa série Le naufragé de Memoria (1999). C’est un auteur à part, qui réinvente la science-fiction dans la bédé d’ici. Il y inscrit le territoire, il en fait un terrain fertile à la critique des valeurs de l’Amérique, de ce patriotism­e qui nous aveugle. Son univers est riche, dense, travaillé. C’est un marginal, une curiosité dans le monde de la bande dessinée dite undergroun­d qui l’a mis au monde», mais aussi dans un présent littéraire, au Québec du moins, où le genre — et ses codes —, est loin de profiter de la même poussée que celle qui va conduire Bob Leclerc sur Mars.

«La science-fiction est partout, mais très peu dans la bande dessinée », constate Samuel Cantin, auteur de Whitehorse (Pow Pow), dont le deuxième tome va être lancé le 14 novembre — il s’agit d’un récit fantastiqu­e s’abreuvant à la superficia­lité des rapports humains. L’homme a signé également La

phobie des moments seuls (Pow Pow), aventure spatiale au coeur de nos angoisses existentie­lles. « La mode de la bande dessinée intimiste, de la bande dessinée d’auteur nuit à la bédé de genre en général et à la bédé de science-fiction en particulie­r, même si la science-fiction est un genre très populaire.»

Jouer avec les codes

Pas besoin de lunettes permettant de matérialis­er l’invisible pour s’en convaincre. En matière d’anticipati­on, de dystopie, d’uchronie, d’univers parallèles, la bande dessinée d’ici se cantonne à quelques récits participan­t d’une « culture

geek », résume Jean-Paul Eid, en montrant du doigt Far Out d’Olivier Carpentier et Gautier Langevin ou Hiver nucléaire de Caroline Breault, alias Cab, publiés chez Front Froid. Le premier met en scène une relecture de la conquête de l’Ouest avec comme protagonis­tes des robots. Le deuxième glisse, avec un esprit ludique, sur le dos d’un Montréal qu’une catastroph­e nucléaire a placé sous la neige d’un hiver éternel. «Les auteurs jouent avec les codes de la science-fiction, sans chercher à développer un discours plus profond que ça», ajoute Jean-Paul Eid, fin critique de son époque, avec son personnage Jérôme Bigras.

Pour un semblant de densité, c’est du côté de Thierry Labrosse qu’il faut aller la chercher et sa série Ab Irato (Vents d’Ouest) qui déplace les injustices sociales, questionne l’impunité des riches dans un Montréal du futur affligé par les dérèglemen­ts climatique­s.

«La bande dessinée bon chic bon genre et tranche de vie qui plaît et qui se multiplie depuis des années n’est pas compatible avec la fantaisie, admet Grégoire Bouchard, qui appelle à plus d’histoires un peu plus déconnecté­es de la réalité et du

quotidien pour mieux mettre le présent en perspectiv­e. La science-fiction, de manière inconscien­te dans mon cas, parle de l’époque dans laquelle elle a été pensée, plus que du futur. Dans les années 1950, on parlait, à titre d’exemple, des locomotive­s atomiques qui allaient changer le monde de manière radicale. Aujourd’hui, on fait la même chose avec l’intelligen­ce artificiel­le. Et je suis sûr que dans tous les cas, nous sommes face à la même illusion.»

Ailleurs dans le monde, le genre science-fictionnel donne pourtant des ailes à une grande diversité de fantasmes contempora­ins, à toutes les angoisses collective­s du moment, avec la série On Mars (Éditions Daniel Maghen) de Sylvain Runberg et Grun qui vient de faire son apparition. Elle transporte ses lecteurs dans un monde où le totalitari­sme s’est finalement incarné et a laissé sa corruption bâtir un système de justice arbitraire. L’action se joue dans une colonie pénitentia­ire construite sur la planète rouge. Cet été, la série Carthago (Les Humanoïdes Associés) a poursuivi son voyage dans les fonds marins, sous les plumes de Christophe Bec et Ennio Bufi, pour mieux mettre en métaphore la menace que la nature, quand on la malmène, peut faire peser sur les pauvres mortels. «Par la science-fiction, ce sont des rêves que l’on exprime, dit Jean-Paul Eid, et le cauchemar n’est jamais très loin. »

Passer à autre chose

Selon Grégoire Bouchard, la domination de l’autofictio­n dans la bande dessinée québécoise, celle portée par les Michel Rabagliati, les Jimmy Beaulieu, les Iris, les Zviane, a permis de donner de la crédibilit­é au 9e art mis en cases en français sur le continent nordaméric­ain, et ce, en s’éloignant de la bédé de genre qui, dans les années 1980, était plutôt (dé)considérée, car jugée trop adolescent­e, trop immature, trop enfantine, trop cabotine… « Maintenant que c’est fait, maintenant que la bédé est prise au sérieux, on peut passer à autre chose», dit-il.

Sauf que «le système de financemen­t de la culture est encore accroché à ces vieux standards, à cette ancienne façon de voir les choses», croit Samuel Cantin, qui juge désormais la timidité avec laquelle la science-fiction s’approche des territoire­s narratifs de la bédé comme une «lacune». «Il faut plus de genre partout, en cinéma, en télévision, en littératur­e, lance-t-il. C’est ce qui nourrit l’audace, c’est ce qui permet d’avancer.»

Si, pour Bob Leclerc, son voyage dans l’espace va le mettre devant la réalité de son « espèce qui se meurt» venant «d’un monde vieux et fatigué», le genre littéraire et dessiné qu’il nourrit, lui, pourrait bien être placé sur une autre trajectoir­e, croit Grégoire Bouchard. « L’autofictio­n est en train de décliner, assure-t-il, et à partir de là, tout est possible, tout peut arriver», dans les limites, bien sûr, d’une imaginatio­n qu’il est bien placé pour savoir qu’elle peut faire voyager au-delà de la circonfére­nce d’un nombril.

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LES HUMANOÏDES ASSOCIÉS Planche tirée de L’héritière des Carpates, sixième tome de Carthago

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