Le Devoir

Poursuivre pour survivre

- ISABELLE PARÉ

Agressée de l’âge de 2 ans à 19 ans, Martine Ayotte a mis 20 ans avant de se décider à dénoncer son père incestueux à la police. Tout ce temps, elle avait noyé ses blessures en menant une vie de fou, élevant ses cinq enfants en travaillan­t à temps plein et en suivant des études de maîtrise à l’université. Pour ne plus penser. Quand son corps a déclaré forfait, affecté par de sérieux symptômes associés au trouble de stress post-traumatiqu­e, thérapies, médicament­s, religion, traitement­s alternatif­s n’ont rien réglé. «La seule chose qui me restait, c’était le suicide ou dénoncer. »

Martine Ayotte s’est rapidement rendu compte que la présomptio­n d’innocence fait peser sur les épaules des victimes un immense fardeau. Elle a subi des interrogat­oires musclés lors de l’enquête menée par la police, puis lors de l’enquête préliminai­re, puis un an plus tard lors du procès. «Je me suis vite rendu compte que c’était comme une partie de poker. La Couronne joue à jeu ouvert, en dévoilant toutes ses preuves, mais pas la défense. On ne sait jamais sur quoi on va être interrogé. Très vite, j’ai compris que l’autre avocat n’était pas là pour trouver la vérité, mais pour faire gagner son client en minant ma crédibilit­é», se souvient Martine Ayotte, bombardée de questions à répétition sur des dates et de menus détails. La défense a cherché par tous les moyens à la confondre, à faire déraper son témoignage. Quand toute sa famille, son frère et sa soeur, a fait front commun pour témoigner contre elle, elle a tenu tête. L’agresseur sera finalement condamné à sept ans de prison. Mais il aura fallu quatre mois entre la condamnati­on et les observatio­ns sur la peine. Quatre mois où l’accusé pouvait la croiser à l’épicerie dans un petit village de région. «Pendant cette période, j’ai eu droit à des menaces de mort. J’étais dans un univers de peur. C’est ce qui a été le plus difficile.»

Au terme de cette aventure, Martine Ayotte, qui a raconté son histoire en 2005 dans un livre intitulé La proie, estime que les victimes doivent se garder de se lancer dans ce processus douloureux sans préparatio­n et avec le seul espoir de voir leur agresseur condamné. Traverser ce type de parcours n’est pas à la portée physique et émotive de toutes les victimes.

«Moi, j’ai perdu toute ma famille, mais j’ai sauvé ma vie. J’étais rendue là. Même si ç’a été très souffrant, je le referais. L’important, pour moi, c’était pas la condamnati­on, c’était d’avoir été crue après tant d’années passées à me dire que c’était ma faute, tant d’années à me sentir coupable. En fait, c’est la Couronne qui perd ou qui gagne. Il faut le faire pour soi, pour reprendre ce qui nous a été enlevé.»

Aujourd’hui, Martine Ayotte dit avoir retrouvé une vie «normale». Les images des agressions refont encore surface, mais sans le volcan émotif qu’elles faisaient surgir autrefois. «On ne guérit jamais du stress post-traumatiqu­e, on apprend à vivre avec. En fait, ce qui tue, c’est le silence. Bien des femmes peuvent trouver une façon de briser ce silence sans avoir à aller jusqu’en cour. »

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