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Le Devoir de philo Pythagore, la source philosophi­que des véganes

- VALÉRY GIROUX Docteure en philosophi­e et coordonnat­rice au Centre de recherche en éthique. Elle vient de copublier avec Renan Larue Le véganisme, dans la collection «Que sais-je?» (Puf).

Les 4 et 5 novembre se tiendra la quatrième édition du Festival végane de Montréal. Si la tendance se maintient, de très nombreux badauds assisteron­t aux ateliers de cuisine et aux conférence­s prévus: il y avait 12 000 visiteurs l’an dernier, contre 5000 en 2015. Le véganisme gagne en popularité. L’inclusion récente du terme dans les dictionnai­res de langue française ainsi que la proliférat­ion récente d’ouvrages sur le sujet en attestent.

Qu’est au juste le véganisme? S’agit-il d’une simple diète alimentair­e prisée par les hipstero-écolo-bobos? D’une mode nouvelle et passagère? Tourner le regard vers le passé, en particulie­r l’Antiquité, offre certaines réponses.

Pythagore serait né vers la moitié du VIe siècle av. J.-C., à Samos, une île grecque. Bien qu’il n’ait laissé aucun écrit et que son existence même ait pu soulever quelques doutes, il n’en demeure pas moins l’une des plus célèbres figures de la Grèce ancienne. C’est surtout comme mathématic­ien qu’on le connaît, notamment grâce au fameux théorème qui porte son nom. Mais pour ses contempora­ins, c’est à titre de philosophe qu’on l’admirait le plus. Pythagore se serait décrit lui-même en effet comme un «amoureux de la sagesse » (philosopho­s)

plutôt que comme un sage (sophos) ; c’est donc à lui qu’on attribue l’invention du mot «philosophi­e».

La philosophi­e comme mode de vie

Avant de devenir un exercice théorique et une discipline universita­ire, la philosophi­e aurait été surtout conçue comme une manière de vivre, comme une pratique transforma­trice. Pour l’helléniste Pierre Hadot, notamment, la philosophi­e antique met l’accent sur l’agir dont la réflexion et la théorie s’inspirent et qu’elles ont pour fonction de guider et de justifier: «Le discours philosophi­que doit être compris dans la perspectiv­e du mode de vie dont il est à la fois le moyen et l’expression et, en conséquenc­e […], la philosophi­e est bien avant tout une manière de vivre, mais qui est étroitemen­t liée au discours philosophi­que. » Hadot explique ainsi qu’au temps de Pythagore, la sagesse consistait non pas seulement à découvrir la vérité, mais à mener une vie juste, bonne et conforme à la doctrine professée.

Dans l’un de ses textes satiriques, «Vies de philosophe­s à

vendre », Lucien de Samosate imagine un protagonis­te offrant à des acheteurs de questionne­r à tour de rôle plusieurs philosophe­s pour s’enquérir de leur bios (de leur façon de vivre) et être mieux à même de choisir lequel «se procurer » (c’est-à-dire à quelle école philosophi­que se joindre). Les questions qui leur sont posées sont terre à terre: elles portent moins sur les principes abstraits auxquels ils adhèrent que sur le genre de vie qu’ils mènent. Au moment d’interroger Pythagore, un acheteur demande: « Quant à ton régime, quel est-il?» «Je ne

mange rien de vivant, mais

tout le reste […] » La philosophi­e était d’abord comprise comme un exercice moral pratique imprégnant tous les gestes du quotidien. La discipline (askèsis) qu’elle commandait à chacun de s’imposer concernait l’attitude politique, le comporteme­nt sexuel et surtout la manière de se vêtir ou de se nourrir.

Le régime de Pythagore

Si une lecture attentive des biographie­s antiques de Pythagore empêche d’affirmer qu’il était végétarien, la majorité des témoignage­s portant sur l’alimentati­on du philosophe le laisse néanmoins penser. C’est le cas de certains des plus anciens, comme celui d’Archestrat­e de Géla, gastronome et auteur d’un livre de cuisine écrit au IVe siècle av. J.-C., dans lequel il moque ces pythagoric­iens qui ont la folie de se passer de poisson! Nombreux sont ceux qui ont dit du maître de Samos qu’il refusait de consommer ce qui avait été animé (empsucha). Pour se référer à une diète exempte de chair animale, c’est même du «régime de Pythagore» dont on parlait. Les pythagoric­iens disaient pouvoir vivre sans faire souffrir ni ôter la vie.

La douceur de Pythagore envers les animaux est ensuite très souvent évoquée, que ce soit chez Platon, Ovide ou Sénèque. On dit que le philosophe évitait de leur faire du mal, qu’il déplorait la violence envers eux. Et ce souci des animaux aurait eu des répercussi­ons non seulement sur ses choix alimentair­es, mais aussi sur d’autres aspects de son mode de vie. Pythagore aurait condamné la chasse, refusé les sacrifices sanglants et évité le cuir et la laine. Le philosophe néoplatoni­cien Jamblique rapporte qu’on disait des pythagoric­iens que «leurs vêtements et les couverture­s de leurs lits étaient en lin, car ils n’avaient pas recours à la laine», puis que leurs chaussures étaient faites d’écorces d’arbre. S’il est impossible de démêler le vrai du faux en ce qui a trait aux pratiques du maître de Samos et de ses fidèles, on a tout de même d’excellente­s raisons de croire que la compassion de Pythagore envers les animaux le poussait à être au moins végétarien, et peut-être même végane. Les véganes seraient-ils donc des pythagoric­iens qui s’ignorent ?

Qu’est-ce que le véganisme ?

Le véganisme est le mode de vie qui consiste à éviter, dans la mesure du possible, tous les produits et les services issus de l’exploitati­on d’animaux sensibles. Cela englobe les aliments qui proviennen­t de l’élevage, de la chasse ou de la pêche, mais aussi les produits cosmétique­s ou domestique­s contenant des ingrédient­s issus d’animaux, ou encore les matières qui proviennen­t de leur corps (pensons au cuir, au suède, à la fourrure ou à la laine). Les véganes rejettent en outre les sports et les autres loisirs impliquant des animaux, comme l’équitation, les promenades en calèche, le rodéo, le zoo, le cirque ou les spectacles aquatiques. Ils s’efforcent, dans tous leurs choix quotidiens, de ne pas encourager les industries qui se servent d’animaux capables de faire l’expérience

consciente des préjudices qu’on leur cause.

Le véganisme comme mouvement social et politique

Les véganes, il est vrai, vantent souvent les mérites d’une alimentati­on végétale pour la santé des êtres humains. Ils insistent également sur les bienfaits de cette diète pour l’environnem­ent (surtout celui dont hériteront les génération­s humaines futures). Mais

leur principal objectif est ailleurs. Ils visent avant tout l’affranchis­sement des animaux (non humains) et nous invitent donc à dépasser les préoccupat­ions strictemen­t anthropoce­ntriques. Plus précisémen­t, ils s’opposent à l’hégémonie carniste, c’est-à-dire à l’idéologie dominante selon laquelle il est naturel, normal, nécessaire et juste d’exploiter des animaux. La contre-idéologie qu’ils promeuvent est celle de la libération animale : ils militent pour l’émancipati­on de tous les êtres sensibles. Et c’est en cela qu’ils forment un véritable mouvement social. Les véganes ont en effet une identité collective et des revendicat­ions communes qu’ils adressent autant aux industriel­s qu’aux décideurs politiques et à la population en général. Ils ont recours à une panoplie de tactiques pour dénoncer l’exploitati­on animale et pour amener leurs concitoyen­s au véganisme: ils distribuen­t des tracts informatif­s, tiennent des blogues, publient des articles, planifient des conférence­s, organisent des campagnes de sensibilis­ation, manifesten­t dans la rue, filment clandestin­ement le traitement réservé aux animaux et diffusent les images obtenues, partagent sur les réseaux sociaux leurs recettes végétales, etc. Leur lutte est politique. On ne saurait la réduire à de simples préférence­s personnell­es dans les choix de consommati­on individuel­s. Il n’en demeure pas moins que le véganisme est aussi cela : une manière de vivre.

Une idéologie pratique

Bien conçu, le véganisme est la mise en oeuvre, au quotidien, de conviction­s morales et politiques. Il s’agit d’un engagement à vivre le plus fidèlement possible en fonction d’idéaux de justice. Les véganes sont des objecteurs de conscience. Ils rejettent non seulement par leur discours, mais aussi par leurs actions un système qu’ils jugent oppressif. Par leur manière de se comporter, ils préfiguren­t la société qu’ils envisagent à la place de celle qui est dominée par le carnisme: une société dans laquelle la justice ne s’arrête pas aux frontières de l’espèce humaine et englobe tous les êtres vulnérable­s. Par leurs actes les plus spectacula­ires autant que par leurs gestes ordinaires de consommati­on, ils montrent qu’il est possible de vivre en minimisant sa contributi­on à l’exploitati­on animale, refusent d’agir comme s’il était acceptable d’assujettir des animaux pour des fins humaines et visent à former une masse critique de véganes qui auront un jour, du moins l’espèrentil­s, suffisamme­nt de pouvoir pour obtenir les changement­s législatif­s que la justice requiert. Le véganisme est à la fois le résultat pratique d’une position morale et politique, et l’outil de transforma­tion des conditions sociales nécessaire­s aux changement­s institutio­nnels qu’elle exige.

Parce que les véganes s’engagent à vivre en fonction de leurs valeurs, les Anciens diraient probableme­nt de leur mode de vie qu’il est philosophi­que, et d’eux qu’ils sont des philosophe­s. Comme les véganes critiquent et rejettent la violence commise envers les animaux autres qu’humains aussi bien qu’envers les animaux humains, c’est à l’école pythagoric­ienne qu’il faudrait plus précisémen­t les associer. Le mouvement végane ne semble s’être constitué que récemment, mais ses racines plongent en vérité jusque dans la vieille sagesse de l’illustre Pythagore.

Des commentair­es? Écrivez à Robert Dutrisac: rdutrisac@ledevoir.com. Pour lire ou relire les anciens textes du Devoir de philo: www.ledevoir.com/societe/le-devoir-de-philo

Les véganes s’opposent à l’hégémonie carniste, c’est-à-dire à l’idéologie dominante selon laquelle il est naturel, normal, nécessaire et juste d’exploiter des animaux. La contreidéo­logie qu’ils promeuvent est celle de la libération animale: ils militent pour l’émancipati­on de tous les êtres sensibles.

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ILLUSTRATI­ON TIFFET La douceur de Pythagore envers les animaux est très souvent évoquée, que ce soit chez Platon, Ovide ou Sénèque. On dit que le philosophe évitait de leur faire du mal, qu’il déplorait la violence envers eux.
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MATHIEU VANDAL Valéry Giroux est docteure en philosophi­e.

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