La violence en danse peut-elle contrer la violence?
Deux femmes chorégraphes proposent une subversion au féminin
«Longtemps, la violence en scène a pu être un acte subversif. À un certain moment, c’était une façon de venir déranger le train-train bourgeois du spectacle et du divertissement. Elle a pu pousser à faire réfléchir et servi à donner des leçons ou à dénoncer. Mais aujourd’hui, dénonce-t-on encore la violence par la violence ? s’interroge Katya Montaignac, chercheuse et professeure au Département de danse de l’UQAM. Étant soumis à une surenchère de la violence dans les médias et dans notre quotidien, dans quelle mesure celle-ci ne devient-elle pas banalisée et standardisée en scène, un ingrédient nécessaire à un show ?»
La violence au féminin s’est surtout illustrée en art de la performance. Elle est politique et tournée vers soi-même, chez des artistes comme Marina Abramovic avec ses automutilations et ses mises en danger dans les années 1970. Entre trash et délicatesse, elle est poétique, chez des auteures dramatiques comme Sarah Kane. En danse contemporaine, elle s’inscrit surtout dans les motifs gestuels des chorégraphies et dans la théâtralité, comme chez Pina Bausch, grande inspiration des écritures chorégraphiques féminines d’ici ; celles des Mélanie Demers, Catherine Gaudet ou encore Virginie Brunelle qui investissent elles aussi une certaine violence.
Si le fait de convoquer la violence en scène implique nécessairement un écart entre l’intention de l’artiste et la réception du spectateur, en danse, il est rare qu’on y propose une solution. Alors qu’elle attire la curiosité et s’avère souvent vendeuse, comment les artistes de la scène peuvent-ils se distancer du jeu de la surenchère spectaculaire ?
Exorciser la violence
Chez la jeune chorégraphe Daina Ashbee, la violence est concentrée et intérieure, comme inscrite dans le corps. Elle s’exorcise à travers une endurante physicalité par la répétition. Dans Serpentine, court solo créé à l’initiative de l’interprète Areli Moran, la chorégraphe cherche la catharsis: «L’idée est de laisser le corps féminin parler et d’extérioriser une violence enfermée en soi. Ce n’est pas juste une représentation. Ces émotions et ce ressenti sont réels. Cela peut être reçu comme un choc, parce qu’on n’est pas habitués de voir les femmes exprimer cette douleur lourde et profonde — celle de toute une génération, ou de toute une vie — de cette façon.»
Les pièces à succès de Daina Ashbee supposent une réappropriation de l’image du corps féminin en souffrance, qui dans l’art de la performance s’opposerait à la banalisation des clichés violents et à l’objectification du corps des femmes par les médias de masse.
Difficile ici d’ignorer les contextes sociopolitiques dans lesquels se forge l’esthétique de l’artiste autochtone et de son interprète mexicaine, quand la réalité des féminicides touche leurs sociétés respectives d’aussi près. L’enjeu est donc aussi à la prise de parole et à la visibilité.
«Performer la violence est une façon d’exprimer la transformation d’une part obscure en moi», explique Areli Moran, qui collabore avec Daina Ashbee depuis sa première pièce, Unrelated (2013). «Il s’agit de rendre le public témoin à la fois du pouvoir et de la vulnérabilité du corps féminin; de toucher à sa beauté et à sa laideur, et au potentiel de violence qui l’anime. Comme interprète, le travail sur la répétition me fascine. C’est une façon de résister, de persister et de pousser mon corps à ses pleines capacités d’expression et de présence dans l’espace.»
La puissance de la douceur
Dans Vice Versa, Nicole Mossoux aborde aussi la violence, mais sous une tout autre approche. La chorégraphe belge a construit son duo féminin sur une complainte médiévale interprétée par le chanteur québécois Michel Faubert. Dans cette pièce, la violence s’insinue dans les paroles de la chanson normande contant la tradition du châtiment des femmes adultères. «Il y a une telle cruauté dans ces paroles et en même temps, il y a cette douceur et cette sensualité troublantes dans l’accompagnement musical. Pour la chorégraphie, je suis partie de cette lancinance pour construire une boucle de sensualité.»
Se tenant debout ensemble, côte à côte, les deux interprètes sont dans une énergie complémentaire pour évoquer la solidarité entre femmes comme moyen de protection et de résistance envers la violence extérieure. Un thème qui, sans le vouloir, entre en forte résonance avec l’actualité du phénomène #MoiAussi.
«Sur scène, ces deux femmes ne sont pas représentées comme des victimes, explique Nicole Mossoux. Représenter la violence sur un plateau a toujours ses limites. Je crois qu’on peut peut-être aller plus loin à travers la suggestion, plutôt qu’en prenant la violence à bras-lecorps. » Dans cette pièce, l’artiste priorise une recherche d’état, à l’aide de répétitions et de gestes qui se déploient progressivement sur une piste musicale démultipliée. Le but est de déplacer le regard et de laisser un trouble saisir le spectateur en perturbant sa perception.
Au-delà de la suggestion, Katya Montaignac se demande si la subversion — longtemps liée à la violence trash — ne se déplacerait pas progressivement du côté de démarches qui prennent le contre-pied de la violence. Des performances qui proposeraient une alternative au corps-martyr, dépassant la dynamique du don de soi et d’un sens univoque de transmission de l’artiste vers le public. « Qu’est-ce qui se passerait si l’artiste n’était pas là pour se livrer en pâture au spectateur? Est-ce que ces spectacles seraient nécessairement plates, kitsch ou dans l’angélisme, ou bien, en ouvrant d’autres espaces de réception et d’échange, peuvent-ils être porteurs d’un vecteur de changement, si ce n’est de résistance ? » questionne-t-elle, voyant poindre une tendance artistique influencée par «l’éthique du care » et orientée vers l’acte de prendre soin des spectateurs. VICE VERSA Chorégraphie de Nicole Mossoux, avec Frauke Mariën et Shantala Pèpe
SERPENTINE Performance et chorégraphie de Daina Ashbee, avec Areli Moran À l’Usine C, les 31 octobre et 1er novembre