Le Devoir

Zoom sur les arts visuels contempora­ins de la Chine

Une exposition au Guggenheim dévoile le rôle des avant-gardes chinoises sur la scène internatio­nale

- MARIE-ÈVE CHARRON Collaborat­rice Le Devoir

ART AND CHINA AFTER 1989: THEATER OF THE WORLD Au Solomon R. Guggenheim Museum 1071, 5e Avenue, New York Jusqu’au 7 janvier 2018

Il est assez commun d’entendre parler de la Chine pour son économie, mais beaucoup moins pour son art. Amorcée à la fin des années 1970, l’ouverture commercial­e de la 2e puissance économique mondiale, toujours sous l’emprise d’un régime autoritair­e, ne rime toutefois pas avec liberté d’expression. Et pourtant, les arts visuels en Chine ont connu une transforma­tion inégalée depuis cette période, ce dont témoigne avec éloquence l’exposition Art and China After 1989: Theater of the World au Guggenheim à New York.

C’est la première exposition de cette envergure en Amérique à dresser le portrait de la production artistique contempora­ine chinoise et son ancrage dans une scène des arts visuels mondialisé­e. Les oeuvres de 71 artistes et collectifs s’échelonnan­t le long de la rotonde du musée font découvrir un art expériment­al hautement politique et souvent préoccupé par le regard occidental.

Pour l’occasion, Wang Gongxin renverse une propositio­n de 1995, avec Sky of Beijing — Digging a Hole in New York (2017). Un trou dans le plancher du musée fait voir sur un écran l’image en boucle d’un ciel. Ainsi matérialis­ée, l’expression idiomatiqu­e inversée met gentiment en garde contre la tendance voulant fixer les identités nationales et culturelle­s pour affirmer plutôt le caractère relatif du point de vue. C’est l’exercice délicat poursuivi par l’ensemble de l’exposition orchestrée par la conservatr­ice Alexandra Munroe avec le spécialist­e américain de l’art contempora­in chinois Philip Tinari et le critique et commissair­e chinois présenteme­nt directeur au MAXXI (Rome), Hou Hanru.

Conceptual­isme

Le massacre de la place Tiananmen en 1989 et les Jeux olympiques de Pékin en 2008 sont les deux moments marquant la période couverte par l’exposition. Le second événement a voulu faire croire au reste du monde que la répression était chose du passé, ce qui est évidemment faux. Ces jalons sont revisités par les artistes, tel Wang Xingwei qui détourne dans sa peinture New Beijing (2001) une image de presse montrant des étudiants victimes de l’assaut des soldats en 1989. La lectrice de nouvelles en service durant la tragédie apparaît dans la vidéo de Zhang Peili, récitant un texte tel l’automate qu’elle était en taisant sur les ondes la violence survenue le 4 juin. Un exemple de propagande parmi d’autres.

Vidéo, performanc­e et appropriat­ion sont ainsi les stratégies privilégié­es, souvent plus que la peinture, pour exercer un art critique, en marge d’un circuit commercial ou institutio­nnel. Avec les poussées économique­s, des villes ont connu un développem­ent fulgurant et chaotique que, dans les années 1990, des artistes ont choisi comme théâtre d’interventi­on. Le collectif Big Tail Elephants Working Group réalisait des actions dans Guangzhou ou y prélevait des matériaux, des méthodes d’allégeance dadaïste remontant à Marcel Duchamp, à Robert Rauschenbe­rg et à Joseph Beuys, des références que connaissai­t d’ailleurs bien la Chine.

Ces influences occidental­es ont été combinées aux traditions locales faisant naître, écrit Hou Hanru dans le catalogue, un tiers espace qui a la particular­ité d’être toujours à faire. Bien des oeuvres reprennent notamment à l’art calligraph­ique ses aspects, mais en trouvant le moyen de remettre en cause son autorité implicite et en en faisant un lieu de prise de parole libératric­e. De ces exemples, entre autres, ressort la participat­ion singulière et fascinante des artistes chinois aux inclinaiso­ns de l’art conceptuel, voire au conceptual­isme.

Des documents photo font aussi la preuve récurrente de l’importance accordée à la performanc­e pour la radicalité de sa portée, opérée sur des sites en friche ou poussée dans les avenues troubles des sensations extrêmes, qui happent au passage, comme dans cette vidéo de Kan Xuan hurlant désespérém­ent son nom dans le métro de Pékin.

Exil

Dans une veine jugée en Occident spéciste, et pour cette raison retirées de l’exposition, des oeuvres ont jusqu’à mis en scène des êtres vivants pour évoquer des rapports sociaux de confrontat­ion et de domination. Pour l’oeuvre Theater of the World, donnant son soustitre à l’exposition, c’est une cage dépourvue des reptiles et des insectes devant se livrer une lutte inique que présente le Guggenheim.

Datée de 1993, l’oeuvre a d’abord été dévoilée en Europe, son auteur l’artiste Huang Yong Ping ayant quitté la Chine en 1989 pour s’installer à Paris. Son parcours n’est pas unique et l’exil des artistes chinois à l’étranger explique en grande partie l’effloresce­nce de leur art et sa résonance dans le monde. A participé à ce phénomène la vedette Ai Weiwei (voir encadré), qui, de retour au pays, fit de la prison pour des raisons officielle­s autres que son art subversif.

L’exposition démontre avec brio que l’essor de l’art contempora­in chinois n’aurait pas eu lieu sans l’effondreme­nt du bloc de l’Est, avec la chute du mur Berlin, qui a développé en Occident un appétit pour le pluralisme et un désir de décentrali­sation. Dans le contexte artistique, des événements internatio­naux comme la Biennale de Venise et la Documenta de Cassel ont constitué les vitrines de choix pour des artistes en mal d’appui chez eux. Des oeuvres montrent par ailleurs que les artistes étaient conscients de l’instrument­alisation dont ils pouvaient alors faire l’objet.

Aussi, le grand mérite de l’exposition, en plus de révéler les exposition­s, les organisati­ons et les publicatio­ns clés d’un milieu chinois méconnu parce que réprimé, est de montrer le rôle joué par les artistes chinois dans la définition de la scène mondiale de l’art contempora­in, permettant de voir ce que l’Occident doit à la Chine.

Tout New York pour Ai Weiwei

L’organisme à but non lucratif Public Art Fund, actif dans le paysage new-yorkais depuis 40 ans, dévoilait le 12 octobre le plus grand projet d’envergure de son histoire avec Good Fences Make Good Neighbors de l’artiste chinois Ai Weiwei.

Déjà bien en vue avec son art dissident usant de symboles forts dans l’exposition au Guggenheim, Ai a conçu une oeuvre sur mesure à propos de la crise des réfugiés. Diagrammes, photograph­ies et sculptures sont disséminés dans les arrondisse­ments de New York, se fondant aux abribus et aux lampadaire­s ou ponctuant des points névralgiqu­es comme Washington Square.

En images, les portraits et les camps de réfugiés donnent un visage à la crise au détour de chaque pas, ou presque. Dans les aires de passages ou sur les édifices, les sculptures se jouent du motif de la clôture, tantôt cage et tantôt porte, oscillant entre la fermeture et l’ouverture. Sur la chic 5e Avenue, près de la Trump Tower, une immense cage dorée suggère que les prisons de ce monde sont bien de diverses natures.

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SOLOMON R. GUGGENHEIM MUSEUM L’artiste basée à Pékin Cao Fei, une habituée du circuit internatio­nal de l’art, présente RMB City: A Second Life City Planning by China Tracy (aka: Cao Fei), 2007. La vidéo imagine un microcosme de la Chine urbaine en guise d’utopie critique au «monde...
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Good Neighbors de l’artiste chinois Ai Weiwei.
JASON WYCHE L’organisme à but non lucratif Public Art Fund a dévoilé le plus grand projet d’envergure de son histoire avec Good Fences Make Good Neighbors de l’artiste chinois Ai Weiwei.

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