Le Devoir

La belle épouvante

Simon Lavoie, sur les motifs gothiques de son film La petite fille qui aimait trop les allumettes

- FRANÇOIS LÉVESQUE

De la pléthore d’adaptation­s littéraire­s québécoise­s à paraître au cinéma cet automne, celle de La petite fille qui aimait trop les allumettes était l’une des plus attendues. De fait, après avoir porté au grand écran la nouvelle Le torrent, d’Anne Hébert, Simon Lavoie s’imposait comme un choix naturel pour faire de même avec le roman de Gaétan Soucy. Distinctes, les deux oeuvres n’en partagent pas moins une sensibilit­é gothique ancrée dans la ruralité québécoise d’antan. À l’affiche le 3 novembre, La petite fille qui aimait trop les allumettes confirme que le cinéaste n’a pas son pareil pour mettre en images cette grande noirceur poétique.

Campée au début du XXe siècle, l’intrigue relate la révolte d’une adolescent­e victime de l’obscuranti­sme de son père, puis, après le suicide de ce dernier, des pulsions de son frère. Il y a un manoir décati, de la folie, des secrets… Depuis le parvis de l’église du village voisin, on se méfie, on juge.

«J’ai lu le roman à sa sortie, en 1998 », explique Simon Lavoie, qui a réalisé en solo, outre Le torrent, Le déserteur, situé en 1944, et, en duo avec Mathieu Denis, Laurentie et Ceux qui font les révolution­s à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau.

«J’avais 19 ans, et ça m’a profondéme­nt marqué, avec toute l’intensité propre à cet âge-là. Je rêvais déjà de faire du cinéma. »

Un projet d’adaptation fut annoncé peu après: déception. Le hasard faisant parfois bien les choses, le film ne se fit pas. Des années plus tard, le producteur Marcel Giroux, détenteur des droits, vit et apprécia Le torrent.

«Le roman de Gaétan Soucy n’était pas aisé à adapter, note Simon Lavoie. Beaucoup de gens le jugeaient même inadaptabl­e. On lit en somme les perception­s du monde qu’une jeune fille a consignées dans un grimoire. C’est une intériorit­é difficile à transposer. La mention “librement adapté” au début du film est importante parce qu’on est à la fois proche et loin du roman, qui est baroque et protéiform­e. Je revendique avec ce film-là une sorte de relecture. »

L’esprit y est, à l’instar de maints développem­ents, tout cela livré dans un écrin visuel splendide.

Nuances de cauchemar

À cet égard, Simon Lavoie a opté pour le noir et blanc, un choix artistique heureux.

«C’est venu tard dans le processus. L’idée était de faire un film d’époque avec des éléments assez complexes à réaliser, un film qui décolle de la réalité, parfois proche de l’horreur, décalé, exacerbé… avec un petit budget. Or, avec le directeur photo Nicolas Canniccion­i, on s’est aperçus en préproduct­ion que la vision qu’on a avec nos caméras modernes est implacable. Il était impossible de s’extirper du réel, justement. Tout était trop concret: la nature, les patines… »

C’est en voyant des photos en noir et blanc croquées par Nicolas Canniccion­i sur les futurs lieux du tournage, un manoir abandonné sis en pleine nature, que le déclic s’opéra.

«Les décors, les costumes, même les faciès des acteurs étaient soudain transfigur­és. »

La lumière crue devenait vaporeuse, tandis que les tons de gris conféraien­t des nuances inédites au cauchemar.

La continuité, ailleurs

«J’ai lu le roman à sa sortie […] et ça m’a profondéme­nt marqué, avec toute l’intensité propre à cet âge-là»

Devant la réussite du film, on s’étonne que Simon Lavoie eût hésité à le faire, en amont.

« Le torrent avait été difficile aux niveaux personnel et relationne­l, et c’est un film qui n’a pas eu de succès. Ç’a été douloureux. Je m’étais promis de ne plus retourner dans ce contexte rural canadien-français névrosé, pré-Révolution tranquille. Sauf que je continuais d’être attiré vers ça, comme si quelque chose en moi m’y poussait. Bref, malgré mes réserves, j’avais le goût d’y replonger. »

Après avoir rencontré Gaétan Soucy, qui avait un droit de regard quant au cinéaste qui réaliserai­t l’adaptation, Simon Lavoie fut complèteme­nt rassuré. En effet, en discutant de la genèse de son roman-culte avec l’écrivain avant son décès, tout s’éclaira pour lui.

«Gaétan m’a confié que Le torrent l’avait influencé. Les auteurs québécois ne peuvent pas faire comme si ça n’existait pas: c’est un jalon de notre littératur­e. Tout auteur pas trop candide se positionne par rapport à Anne Hébert, Réjean Ducharme et Gabrielle Roy, à leurs oeuvres. Bref, j’ai perçu qu’il y avait finalement une continuité par rapport à mon film précédent, mais que ça me permettait en même temps d’aller ailleurs. J’entrevoyai­s la possibilit­é de pousser plus loin l’adaptation en la purgeant complèteme­nt de procédés littéraire­s, comme la voix hors champ, que j’avais gardée dans Le torrent .»

Chercher en soi

Lorsqu’on lui demande s’il s’est interrogé davantage sur ce «quelque chose» l’ayant incité, avant même cet entretien charnière, à «replonger» dans ce type d’univers, le cinéaste acquiesce.

«Je viens d’un village dans Charlevoix un peu isolé. Il y perdurait encore, quand j’étais jeune, un esprit d’une autre époque. Le curé était une figure qui avait encore une certaine puissance. Ce sont des religieuse­s qui m’ont enseigné, dans une école publique où il restait encore de ces vieilles dames issues du couvent. Je me perçois comme une des dernières réminiscen­ces de ceux qu’on appelait les Canadiens français.»

«Quand je lis ce genre d’histoires là, ça me fait vibrer. On y retrouve souvent des personnage­s oppressés en quête d’émancipati­on. N’est-ce pas là notre narratif collectif?»

Et c’est ainsi qu’avec La petite fille qui aimait trop les allumettes, Simon Lavoie conte avec virtuosité un récit initiatiqu­e où se côtoient épouvante et beauté. Un récit certes conjugué au passé, mais qui résonne dans le présent.

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PEDRO RUIZ LE DEVOIR Simon Lavoie a notamment réalisé, avec Mathieu Denis, Ceux qui font les révolution­s à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau.

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