Le noble et inutile ouvrage du quotidien
François Rioux résiste à la tentation de l’apathie et à celle d’un autre verre
Avez-vous déjà eu, quelque part entre la fin de la nuit et la promesse de l’aube, une de ces conversations avec un ami pas exactement désenchanté, mais résolument un peu éteint, qui cherche au fond des corps morts les restants affadis de cette époque (pas si lointaine) où il était encore possible de nier que quelque chose comme la mort se profile à l’horizon? Non ? Chanceux que vous êtes. Vous n’avez sans doute pas encore 30 ans.
«Et puis on dégrise / on s’agrippe au matin / c’est une vie plus facile que d’autres / une vie sans surprises ou presque / la seule sorte de cancer qu’on me trouvera », annonce François Rioux dans L’empire familier, comme en se parlant à luimême, tout en inventant la version la plus lucidement belle de cette archétypale conversation de fin de soirée.
Lucidement belle, parce que ce troisième livre de poèmes de l’auteur de Soleils suspendus (2010) et de Poissons volants (2014) est celui d’un homme qui sait pertinemment le ridicule de ses nostalgies précoces, mais qui, par ailleurs, ne sait pas toujours résister à la vénéneuse tentation de la mélancolie assaillant toute lumière.
Alors que les jours s’emboîtent indistinctement les uns dans les autres, le poète traverse exsangue le salon funéraire, le bar, la salle de classe et l’appart de sa blonde, incapable de se convaincre que tout ça a un sens. « Nous sommes de passage dans nos vies », écrit-il, sans que l’on sache ranger cette observation dans la catégorie des pensées douces ou dans l’autre, de plus en plus encombrée, de celles qui nourrissent l’angoisse.
Avec ce troisième livre, François Rioux poursuit donc son auscultation aussi amusée que désespérée d’un quotidien narcotique, où l’ «on combat vaillamment l’ennui par l’ennui». Son sain refus de poétiser pour poétiser participe toujours d’une langue ou se côtoient à la fois les authentiques fulgurances et les facilités utiles («l’enfer c’est une réunion qui n’en finit pas »), divertissants clichés surgissant au coeur même du poème, comme pour rappeler qu’aucun lieu ne demeurera inviolé face à la banalité.
Séparé en cinq suites, L’empire familier est l’occasion pour François Rioux de raconter ses journées (« Ma semaine »), assommante succession de cuites, de lancements et de discussions avec des amis qui ne parlent plus que de leurs enfants. L’éventualité de la retraite et de la mort se manifeste dans « Mon corps », bien que le poète s’entête à chercher des raisons de penser que « la vie c’est parfois une bonne nouvelle » («La terre ralentit »). «Un jour je ne serai plus fatigué», insiste-t-il dans « Apprendre le portugais», mais il le sait, c’est un mensonge, que des histoires qu’il se conte. Des poèmes «à voix basse» apparaissent parfois en bas de page, épluchures d’une pensée ne connaissant pas l’apaisement.
Confessions d’un homme à genoux dans les décombres de ses rêves, L’empire familier conjugue éblouissante poésie de gars chaud, chronique du cours des jours et flashs d’espoir explosant dans la grisaille. «Et le soir enfin tu appelles le calme / tu pétris la lumière / les manches retroussées tu cuis du pain / pour ceux qui en veulent pour ceux qui ont faim», se rappelle François Rioux, en parlant sans doute moins de l’art du boulanger que de celui du poète.