Le Devoir

Les abeilles en sentinelle

- LOUIS CORNELLIER

Je n’ai jamais été un fanatique de l’écologie, mais j’ai toujours eu une sensibilit­é écologique. Il me semble que cela va de soi. Respecter et protéger l’environnem­ent naturel, si généreux et si vital pour les humains, relève, à mes yeux, de la raison, voire de la simple décence. L’inconscien­ce environnem­entale satisfaite a quelque chose d’immoral. Aussi, même si elles ne sont que potentiell­es, les menaces qui pèsent sur la nature exigent qu’on s’y attaque. Dans une telle affaire de vie ou de mort, le principe de précaution s’impose.

C’est le cas, évidemment, dans le dossier du réchauffem­ent climatique. Ne rien faire, en espérant que ça se passera bien, au risque de tout voir péter à long terme, serait une bêtise sans nom. Dans le doute, la précaution est la voie à suivre. Le pari environnem­ental raisonné, comme le note David Suzuki dans son récent Halte à la surchauffe! (avec Ian Hanington, Boréal, 2017), ne peut être perdant.

Même si on découvrait, dans quelques dizaines d’années, que le réchauffem­ent climatique n’est pas le monstre appréhendé, le fait d’avoir agi pour le contrer nous laisserait néanmoins avec des retombées positives. «On se retrouvera­it avec des sources d’énergie plus vertes, moins de pollution, une économie sans doute plus forte et des combustibl­es fossiles de grande valeur en réserve pour le jour où l’on aura appris à les utiliser de façon judicieuse, en évitant de les gaspiller», conclut-il.

Le journalist­e scientifiq­ue Jean-Pierre Rogel, retraité de l’émission Découverte à Radio-Canada, suit la même logique dans La crise des abeilles (Multimonde­s, 2017), un très solide essai consacré aux menaces qui pèsent sur ces insectes essentiels à l’alimentati­on humaine. Sans abeilles pollinisat­rices, nous serions privés non seulement de miel, mais aussi d’amandes, de bleuets et de café, pour ne prendre que quelques exemples. Or, depuis une dizaine d’années, ces charmants insectes, dotés d’impression­nantes aptitudes de mémoire, d’apprentiss­age et de communicat­ion malgré un cerveau minuscule de moins d’un millimètre cube, meurent en masse.

Apocalypse des abeilles?

Certains observateu­rs ont même prophétisé une « bee-pocalypse », un monde sans abeilles. Rogel ne partage pas cet alarmisme, mais il ne cache pas son inquiétude quant à la situation des butineuses. «La réalité est que l’apocalypse des abeilles n’aura pas lieu», écrit-il, malgré la mortalité préoccupan­te qui les frappe.

Cet apparent paradoxe s’explique. Pour compenser les pertes importante­s d’abeilles, les apiculteur­s travaillen­t d’arrache-pied à créer de nouvelles colonies. C’est d’ailleurs ce qui fait dire au journalist­e scientifiq­ue Jean-François Cliche dans le numéro de septembre de Québec Science que l’idée de la disparitio­n des abeilles est un mythe et qu’il y a, aujourd’hui, au Québec, plus d’abeilles qu’en 2005. Cliche admet tout de même que «ce nombre de colonies ne dévoile rien sur leur santé, laquelle est bel et bien menacée ».

D’où viennent ces menaces ? De multiples facteurs sont en cause. Dans La crise des abeilles, Rogel mentionne les déménageme­nts incessants des ruchers par transport par route — les ouvrières de la pollinisat­ion sont en effet très sollicitée­s —, qui affectent le système immunitair­e des abeilles, et la présence de parasites (l’acarien Varroa et le champignon Nosema), qui déciment les ruches. La thèse principale du livre met toutefois en cause l’usage massif d’une classe d’insecticid­es chimiques, les néonicotin­oïdes, dans les grandes cultures de maïs, de soja et de colza. Ces insecticid­es perturbent les fonctions d’olfaction et d’orientatio­n des abeilles et les mènent à la mort, comme cela a été démontré en Ontario en 2012.

Le productivi­sme dénoncé

Jean-François Cliche émet des doutes sur cette thèse, mais l’enquête de Rogel, qui s’appuie sur des entrevues de terrain avec des apiculteur­s, sur le point de vue de biologiste­s chevronnés et sur des résultats d’études, n’en reste pas moins convaincan­te. Rogel, au passage, en profite pour faire le procès de l’agricultur­e productivi­ste intensive et celui de Santé Canada, «en symbiose» avec l’industrie des pesticides, qui pratique un lobbying très persuasif. Il salue néanmoins les décisions récentes, prises dans de nombreux pays, notamment au Canada, annonçant la disparitio­n progressiv­e de ces insecticid­es, sauf aux États-Unis de Donald Trump, évidemment et malheureus­ement.

Plaidoyer pour une agricultur­e plus biologique, magnifique hommage rendu aux abeilles, ces «sentinelle­s de l’environnem­ent» dont le sort «est lié au nôtre», et à leurs alliés apiculteur­s, le bel essai, toujours instructif et parfois lyrique, de Jean-Pierre Rogel est une invitation à sauver la beauté du monde, qui nous fait vivre.

Quand les colonies de butineuses sont décimées, les humains ont raison de s’inquiéter

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