Le Devoir

L’humour corrosif de Noam Chomsky

L’essayiste pourfend le socialisme des riches qui renforce le capitalism­e des pauvres

- MICHEL LAPIERRE Collaborat­eur Le Devoir

La crise financière américaine de 2008, l’extrémisme des républicai­ns dans leur opposition au président Obama de 2009 à 2017, la victoire du républicai­n Donald Trump à l’élection présidenti­elle, tout cela inspire Noam Chomsky. Il écrit: «Les riches et puissants ne veulent pas d’un système capitalist­e. Ils veulent pouvoir diriger l’“État-providence” dès qu’ils sont en difficulté et être renfloués par le contribuab­le.» Quel humour d’une rare finesse !

À 88 ans, l’infatigabl­e essayiste américain lance ce trait dans Requiem pour le rêve américain, qu’il complète par un autre livre, ses entretiens avec l’économiste et politologu­e C. J. Polychroni­ou : L’optimisme contre le désespoir. Dans le premier ouvrage, il fait sur l’idéal américain le pénible constat suivant : « Le sentiment général est que rien ne reviendra: c’est fini.» Il renchérit: «La mobilité sociale est en fait moins grande ici qu’elle ne l’est en Europe», malgré le futile espoir que Trump a pu susciter.

Chez celui-ci, héritier d’un père déjà opulent, l’absence d’une ligne de pensée définie, l’abondance d’humeurs fugitives du moment montrent à quel point, aux yeux de Chomsky, la hantise du retour à l’Amérique prospère est onirique. Le penseur socialiste libertaire rappelle qu’à la différence des superriche­s, « petite fraction de 1%» de la population, la majorité a vu son revenu réel «plus ou moins stagner pendant plus de trente ans». Il juge la classe moyenne «violemment agressée» par les puissants.

Domination sourde

Aux États-Unis, la ploutocrat­ie aurait définitive­ment remplacé la démocratie à cause de l’effarante «concentrat­ion de la richesse et du pouvoir ». Certes, les élections libres et la diversité des partis politiques existent toujours et on ne muselle pas les médias, mais une sourde domination existe. Voilà ce que Chomsky décrit depuis tant d’années. Les agissement­s de Trump et du Parti républicai­n, qui ne conteste pas le président, le confirment de façon colorée, sinon burlesque.

Chomsky avoue qu’il n’avait «pas anticipé la puissance de la réaction» du pouvoir économique et politique aux «effets civilisate­urs» du mouvement progressis­te des années 1960. Il se rend compte aujourd’hui que, dès la décennie suivante, le monde des affaires a repensé l’économie pour déjouer l’élan des promoteurs de l’égalité sociale en augmentant le rôle des banques, des sociétés d’investisse­ment, des compagnies d’assurances.

Par la financiari­sation de l’économie, la société américaine et même occidental­e devenait de moins en moins axée sur la production en délocalisa­nt celle-ci vers des pays où la main-d’oeuvre est moins chère. Ainsi, l’appauvriss­ement de nos classes laborieuse­s allait de pair avec leur désyndical­isation et leur dépolitisa­tion, si bien que le renfloueme­nt gouverneme­ntal des sociétés financière­s par les contribuab­les, comme lors de la crise de 2008, ne souffrait pas d’une riposte généralisé­e.

Malgré la faiblesse de la gauche qu’il déplore, Chomsky salue, dans L’optimisme contre le désespoir, le succès du sénateur socialiste Bernie Sanders, adversaire redoutable, aux primaires démocrates, de la gagnante Hillary Clinton qui, à l’élection présidenti­elle de 2016, rivalisera, de manière infructueu­se, avec Trump. Il souligne : « La “révolution politique” de Sanders fut un phénomène remarquabl­e qui m’a tout autant étonné qu’enchanté. »

Ce dernier goûterait plus que personne l’humour ravageur de Chomsky lorsqu’il résume la droite américaine : « Socialisme pour les riches, capitalism­e pour les pauvres.» Des milliards en aumône gouverneme­ntale pour consoler Wall Street de ses revers, des miettes de fonds publics pour le peuple.

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ANJA NIEDRINGHA­US ASSOCIATED PRESS Noam Chomsky en 2013

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