Le Devoir

Le recyclage au bord de la crise

La Chine, principal acheteur des matières récupérées, ferme ses frontières. Des milliers de tonnes de papier pourraient finir au dépotoir.

- ALEXANDRE SHIELDS

Le Québec est sur le point d’être confronté à une crise du recyclage extrêmemen­t grave, a appris Le Devoir. La fermeture du marché chinois, principal acheteur de nos matières recyclable­s, risque en effet de forcer l’enfouissem­ent ou l’incinérati­on de plusieurs milliers de tonnes de ces matières, à défaut de trouver rapidement des solutions pour transforme­r toute l’industrie. Le gouverneme­nt Couillard promet d’agir, mais n’a toujours pas de plan.

À force de parler de recyclage, de sensibilis­er les citoyens et de mettre en place les infrastruc­tures nécessaire­s pour favoriser la collecte sélective, les Québécois ont développé l’habitude de la récupérati­on. Selon les données de Recyc-Québec, plus de 800 000 tonnes de matières sont récupérées chaque année, dont plus de 700 000 tonnes de papier et de carton.

Phénomène méconnu, la majorité de ces matières sont triées ici avant d’être expédiées à l’extérieur du Québec pour être recyclées. La part des matières recyclable­s destinées à l’exportatio­n ne cesse d’ailleurs d’augmenter. Elle est passée de 49 % à plus de 60 % depuis 2010.

Ces matières, qui peuvent ainsi voyager sur plusieurs milliers de kilomètres, sont principale­ment

vendues à la Chine. À titre d’exemple, en 2015, 62% des «fibres» (papier et carton) exportées ont été expédiées en Chine, soit près de 300 000 tonnes. À cela s’ajoute notamment une part importante des quelque 40 000 tonnes de plastique récupérées.

Or, la Chine a annoncé son intention de cesser complèteme­nt l’importatio­n de plusieurs matières recyclable­s d’ici la fin de l’année, dont les mélanges de papier et de carton et différents types de plastique. Cette mesure, qui s’inscrit dans le cadre d’un programme nommé «National Sword», a pour objectif de réduire substantie­llement les importatio­ns de «déchets étrangers» toxiques en Chine. Le pays veut aussi favoriser sa propre industrie de la récupérati­on.

Impacts au Québec

Cette décision aura des impacts très importants dans plusieurs régions du monde, dont le Québec. «On frappe un mur en ce moment. La Chine ferme ses portes et il n’est pas question de les rouvrir au cours des prochains mois. Nous sommes pris avec les matières et on ne peut pas dire aux gens de cesser de récupérer», résume Karel Ménard, directeur général du Front commun québécois pour une gestion écologique des déchets.

Chez Éco Entreprise­s Québec, qui représente les entreprise­s dans leurs obligation­s légales de financer la récupérati­on, on constate aussi que le choc sera brutal. «Ça nous préoccupe beaucoup. Les Chinois étaient de très gros acheteurs et les principaux clients pour les matières mélangées, dont le papier et le carton», explique la présidente-directrice générale, Maryse Vermette. L’industrie chinoise acceptait des tris de «moindre qualité» des matières récupérées. « Nos centres de tri ont donc développé leur modèle d’affaires pour répondre aux besoins de cet acheteur important.»

«On exporte principale­ment vers la Chine parce qu’on ne se donne pas la peine de faire de la récupérati­on de qualité, déplore Karel Ménard. Souvent, les centres de tri ne sont pas équipés pour faire un tri optimal des matières qu’ils reçoivent. Mais il y avait des acheteurs en Chine, où la matière était souvent triée de nouveau. »

La disparitio­n subite de ce marché crucial signifie donc que les centres de tri du Québec seront rapidement aux prises avec des quantités importante­s de matières invendues. Une situation très sérieuse, prévient Mario Laquerre, un spécialist­e de la gestion des matières résiduelle­s qui a travaillé pour Recyc-Québec pendant 20 ans. « Les centres de tri n’ont pas de grande capacité d’entreposag­e. On ne peut pas décider d’entreposer les matières pendant des mois, le temps que ça passe. C’est donc assez pressant de trouver des solutions. »

Enfouissem­ent

Dans la foulée de la crise financière mondiale de 2008, le Québec avait déjà été confronté à un coup d’arrêt de la demande pour les matières récupérées. Une situation qui avait mené à l’incinérati­on ou à l’enfouissem­ent d’une bonne quantité de matières pourtant recyclable­s, rappelle Karel Ménard.

Le Québec sera-t-il bientôt forcé de brûler ou d’enfouir des milliers de tonnes de matières récupérées ? « La solution facile serait de se tourner vers l’enfouissem­ent. Mais selon nous, ce n’est pas acceptable», répond Maryse Vermette. «Les matières mises dans le bac sont faites pour être transformé­es. Ce sont des ressources qui ont une grande valeur. »

Il faudra pour cela trouver le moyen de les vendre, et rapidement. Tous les intervenan­ts insistent d’ailleurs sur l’urgence de revoir les façons de faire de l’industrie du recyclage au Québec. «Il nous faut un électrocho­c, parce que notre inaction nous revient en plein visage, affirme Karel Ménard. Nous avons beaucoup développé la récupérati­on au Québec depuis 20 ans, avec les centres de tri, les bacs, etc. Mais nous avons mis de côté le recyclage. »

«Il nous faut un plan de match à très court terme et une stratégie à moyen terme. Mais ça va prendre du temps, par exemple, pour développer les marchés locaux », prévient Mme Vermette. «Des entreprise­s d’ici pourraient être désireuses d’acheter des matières. Mais il y a toujours une question de qualité et de prix », souligne Mario Laquerre. Selon lui, il faut donc améliorer la qualité du tri des différente­s matières. Dans la foulée de la crise de 2008, rappelle-t-il, des programmes d’aide financière avaient d’ailleurs été mis en place pour aider les centres de tri à se doter de meilleurs équipement­s.

Recycler ici

En entrevue au Devoir, la nouvelle ministre de l’Environnem­ent, Isabelle Melançon, reconnaît que la fermeture du marché chinois est préoccupan­te. Mais pour le moment, aucune solution n’a été trouvée pour éviter le recours éventuel à l’enfouissem­ent ou à l’incinérati­on des matières récoltées pour des coûts annuels de plus de 150 millions de dollars.

Mme Melançon estime qu’il faut « augmenter » le taux de matières recyclées au Québec. «C’est un objectif ambitieux dont on doit se doter. » Elle remet d’ailleurs en question la stratégie qui consiste à exporter les matières en Chine, en raison des impacts environnem­entaux d’une telle pratique. Des investisse­ments sont-ils prévus de la part du gouverneme­nt? La « réflexion » est en cours, répond la ministre. Avant de prendre des décisions, Québec attendra cependant de prendre connaissan­ce de la «planificat­ion stratégiqu­e» élaborée par Recyc-Québec.

La société d’État responsabl­e de la gestion des matières résiduelle­s confirme qu’une telle planificat­ion est en cours d’élaboratio­n. L’objectif serait de «conserver le plus de matières possible au Québec, et ce, dans une perspectiv­e d’économie circulaire ».

Quant aux bouleverse­ments majeurs provoqués par la fermeture du marché chinois, Recyc-Québec dit travailler à « documenter les impacts potentiels afin de proposer des pistes d’action ». La société d’État a toutefois refusé d’accorder une entrevue au Devoir à ce sujet.

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SÉBASTIEN BOZON AGENCE FRANCE-PRESSE

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