Le Devoir

Un temps, des oeuvres

House of Cards, Barmaids, Les pays d’en haut : quelles créations culturelle­s concentren­t l’ère Trump, Trudeau ou Couillard ?

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

Faire des prédiction­s est un art particuliè­rement difficile, surtout lorsqu’elles concernent le présent. Forçons tout de même la question: quelles créations culturelle­s résument déjà non seulement l’ère Trump (qui fête sa première année au pouvoir le 8 novembre), mais aussi la période Trudeau fils (déjà deux ans) et même le temps de Couillard et l’interminab­le règne libéral ?

Le site culturel Vulture.com citait récemment le clip Look What You Made Me Do, de Taylor Swift, comme concentré de trumpisme. La jeune vedette américaine y apparaît dans la paillette et l’or, répétant en boucle: «Je ne fais confiance à personne et personne ne me fait confiance. »

D’autres observateu­rs ont pointé vers le film Beatriz at Dinner. Ou encore les séries The Handmaid’s Tale (Hulu/Illico), une dystopie totalitair­e, et The Deuce (HBO), racontant les débuts de l’industrie de la porno à New York dans les années 1970.

Pourquoi pas? Même (ou surtout?) les exagératio­ns de la critique culturelle pointent vers des semblants de vérité.

Le jeu est donc ouvert. Le Devoir a soumis le casse-tête à

quelques observateu­rs de la société actuelle et de la culture contempora­ine: l’éditeur de Nouveau Projet, Nicolas Langelier, l’essayiste Mathieu Bélisle, le cinéaste Francis Leclerc, la Femen Neda Topaloski, le chroniqueu­r culturel Christian Letendre et la rédactrice en chef du magazine Urbania, Rose-Aimée Automne T. Morin.

Les participan­ts avaient carte blanche. Voici quelques fils rouges traversant le paquet de suggestion­s :

Le florilège met l’accent sur la grossièret­é, le cynisme, l’amoralité et l’appât du gain du président, mais aussi sur la résistance à cette déliquesce­nce généralisé­e. Francis Leclerc opte pour la très machiavéli­que série House of Cards. Rose-Aimée Automne T. Morin pointe The Office, campée dans un bureau dirigé par « un leader mégalomane, menteur et manipulate­ur ».

Neda Topaloski y va avec le clip Bawitdaba, où Kid Rock, torse nu, se la joue «gros macho en plein trip d’ego ». Mathieu Bélisle ressuscite carrément American Psycho et son « golden boy à la richesse ostentatoi­re». Nicolas Langelier (avec Crooked Media) et Christian Letendre (Late Night with Seth Meyers) misent plutôt sur la parole qui « organise et fait converger la résistance ». Action, réaction, et tout se tient.

Le premier ministre canadien ne suscite que des références à l’esbroufe et au bluff par l’image, à une ère du vide, quoi. Nicolas Langelier renvoie à l’exposition sur la magie du Musée McCord, où l’on découvre «tous les secrets d’un gouverneme­nt ne reposant que sur une série d’illusions!» Christian Letendre cite la téléréalit­é québécoise Barmaids, «où l’image prime, où le contenant prend le dessus».

Mme Morin mentionne le film Elle a tout pour elle (1999), dans lequel un beau gosse (Trudeau) «cache ses véritables intentions» à la fille « devenue sexy » (le Canada). Francis Leclerc choisit le roman Royal, qui offre un portrait de la génération des millénaria­ux vue de l’intérieur, des jeunes «ambitieux, narcissiqu­es, égocentriq­ues» sans pour autant être antipathiq­ues. Mme Topaloski renvoie aux Contes d’Avonlea, où « tout est beau dans le meilleur des mondes», sauf que « Trudeau n’aborde pas les questions difficiles, ni les enjeux de fond ». On a compris, merci.

Trump. Trudeau.

Dans ce dernier cas, la sélection pointe vers un sentiment généralisé de scandales sur fond d’austérité. Les choix, bien qu’éclectique­s — et finalement les plus audacieux et surprenant­s —, appuient sur le symbole d’un pouvoir corrompu qui ne tient pas ses promesses et ne s’occupe guère des «vraies affaires », alors que certains médias en rajoutent «dans le cynisme et la désaffecti­on».

Christian Letendre élit Les pays d’en haut (ICI Radio-Canada Télé), du réchauffé de la grande noirceur duplessist­e. « Autant au gouverneme­nt qu’à la télé, le public québécois semble aimer remettre ses vieilles pantoufles après avoir essayé quelque chose de différent, dit-il. Difficile, aussi, de ne pas faire de parallèles entre l’austérité du gouverneme­nt Couillard et la prudence financière de Séraphin Poudrier. »

Mathieu Bélisle opte pour Urgences (19961997), autre production télé. «J’ai choisi cette vieille série des années 1990 pour représente­r les années libérales depuis l’élection de Jean Charest, dont la “première priorité”, si je me souviens bien, était la santé, écrit-il dans sa note justificat­rice. Force est d’admettre que cette promesse n’a pas été tenue, ou du moins, qu’elle attend toujours l’heure de sa réalisatio­n. Mais cette promesse de Charest annonçait un changement essentiel, qui est devenu clair avec la prise de pouvoir de Philippe Couillard: c’est l’arrivée des médecins sur le devant de la scène politique.»

Rose-Aimée T. Morin y va aussi d’une sélection télévisuel­le, mais en rajeunissa­nt l’option puisqu’elle choisit la capsule L’austérité, des Appendices (Télé-Québec). «J’ai 29 ans, explique-telle, et je ne me rappelle pas l’époque où le gouverneme­nt québécois n’avait pas le mot “austérité” au bout des lèvres. Pour moi, il s’agit du mot qui reflète le climat politique de ce début de siècle. Ça et “commission Charbonnea­u”, mettons. Mais ce n’est pas un mot… Bref, je me sens très interpellé­e par ce personnage des Appendices qui chante “J’veux pas m’serrer la ceinture!” alors qu’il se fait dire par un “bandit à cravate”: “J’aime ça les coupures budgétaire­s, c’est comme les coupes champignon…”»

Le cinéaste Francis Leclerc y va aussi d’une mention détonante avec l’album La science du coeur, de Pierre Lapointe. « Les deux premiers extraits, sortis en septembre, sont très évocateurs de l’ère du temps, note-t-il. Esthétisme rétro des années 1980, allusions à George Orwell et 1984 ; Pierre Lapointe s’adresse visiblemen­t à un homme homosexuel, individual­iste et nomade né de cette même année. »

La liste s’ouvre et se referme sur des émissions d’affaires publiques: le journalist­e Nicolas Langelier cite l’émission de radio DuhaimeSég­al le midi (FM93).

«Les frustratio­ns et la rancoeur d’une grande partie de la population, si elles sont attisées par les représenta­nts médiatique­s d’une certaine droite libertaire et démagogiqu­e comme Éric Duhaime, sont d’abord le résultat de gouverneme­nts québécois qui, depuis 20 ans, n’inspirent que le cynisme et la désaffecti­on, écrit au Devoir le fondateur de Nouveau Projet. Corruption, abandon graduel des “valeurs libérales”, électorali­sme, mesures d’austérité couplées à des génuflexio­ns devant les grandes entreprise­s: il y a effectivem­ent de quoi être fâché. »

La Femen Neda Topaloski clôt le tout avec une autre émission d’affaires publiques, Les francs-tireurs (Télé-Québec), dont la longévité égale celle des indélogeab­les libéraux.

« Le danger plombe autour de sujets plutôt normaux. Mais surtout: les animateurs aux regards pernicieux semblent bien plus motivés par le scandale que par la discussion! Pour être franche: au Québec, on a bien de la misère à aborder les débats de société sainement! Avec des conversati­ons et des arguments, par exemple– si rares dans les médias! Au contraire, comme dans Les francs-tireurs, la controvers­e l’emporte et journalist­es comme politicien­s semblent chercher les problèmes bien plus que les solutions… »

Couillard.

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SAUL LOEB AGENCE FRANCE-PRESSE Les oeuvres culturelle­s définissan­t les mandats de Justin Trudeau et de Donald Trump sont aux antipodes.

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