Un temps, des oeuvres
House of Cards, Barmaids, Les pays d’en haut : quelles créations culturelles concentrent l’ère Trump, Trudeau ou Couillard ?
Faire des prédictions est un art particulièrement difficile, surtout lorsqu’elles concernent le présent. Forçons tout de même la question: quelles créations culturelles résument déjà non seulement l’ère Trump (qui fête sa première année au pouvoir le 8 novembre), mais aussi la période Trudeau fils (déjà deux ans) et même le temps de Couillard et l’interminable règne libéral ?
Le site culturel Vulture.com citait récemment le clip Look What You Made Me Do, de Taylor Swift, comme concentré de trumpisme. La jeune vedette américaine y apparaît dans la paillette et l’or, répétant en boucle: «Je ne fais confiance à personne et personne ne me fait confiance. »
D’autres observateurs ont pointé vers le film Beatriz at Dinner. Ou encore les séries The Handmaid’s Tale (Hulu/Illico), une dystopie totalitaire, et The Deuce (HBO), racontant les débuts de l’industrie de la porno à New York dans les années 1970.
Pourquoi pas? Même (ou surtout?) les exagérations de la critique culturelle pointent vers des semblants de vérité.
Le jeu est donc ouvert. Le Devoir a soumis le casse-tête à
quelques observateurs de la société actuelle et de la culture contemporaine: l’éditeur de Nouveau Projet, Nicolas Langelier, l’essayiste Mathieu Bélisle, le cinéaste Francis Leclerc, la Femen Neda Topaloski, le chroniqueur culturel Christian Letendre et la rédactrice en chef du magazine Urbania, Rose-Aimée Automne T. Morin.
Les participants avaient carte blanche. Voici quelques fils rouges traversant le paquet de suggestions :
Le florilège met l’accent sur la grossièreté, le cynisme, l’amoralité et l’appât du gain du président, mais aussi sur la résistance à cette déliquescence généralisée. Francis Leclerc opte pour la très machiavélique série House of Cards. Rose-Aimée Automne T. Morin pointe The Office, campée dans un bureau dirigé par « un leader mégalomane, menteur et manipulateur ».
Neda Topaloski y va avec le clip Bawitdaba, où Kid Rock, torse nu, se la joue «gros macho en plein trip d’ego ». Mathieu Bélisle ressuscite carrément American Psycho et son « golden boy à la richesse ostentatoire». Nicolas Langelier (avec Crooked Media) et Christian Letendre (Late Night with Seth Meyers) misent plutôt sur la parole qui « organise et fait converger la résistance ». Action, réaction, et tout se tient.
Le premier ministre canadien ne suscite que des références à l’esbroufe et au bluff par l’image, à une ère du vide, quoi. Nicolas Langelier renvoie à l’exposition sur la magie du Musée McCord, où l’on découvre «tous les secrets d’un gouvernement ne reposant que sur une série d’illusions!» Christian Letendre cite la téléréalité québécoise Barmaids, «où l’image prime, où le contenant prend le dessus».
Mme Morin mentionne le film Elle a tout pour elle (1999), dans lequel un beau gosse (Trudeau) «cache ses véritables intentions» à la fille « devenue sexy » (le Canada). Francis Leclerc choisit le roman Royal, qui offre un portrait de la génération des millénariaux vue de l’intérieur, des jeunes «ambitieux, narcissiques, égocentriques» sans pour autant être antipathiques. Mme Topaloski renvoie aux Contes d’Avonlea, où « tout est beau dans le meilleur des mondes», sauf que « Trudeau n’aborde pas les questions difficiles, ni les enjeux de fond ». On a compris, merci.
Trump. Trudeau.
Dans ce dernier cas, la sélection pointe vers un sentiment généralisé de scandales sur fond d’austérité. Les choix, bien qu’éclectiques — et finalement les plus audacieux et surprenants —, appuient sur le symbole d’un pouvoir corrompu qui ne tient pas ses promesses et ne s’occupe guère des «vraies affaires », alors que certains médias en rajoutent «dans le cynisme et la désaffection».
Christian Letendre élit Les pays d’en haut (ICI Radio-Canada Télé), du réchauffé de la grande noirceur duplessiste. « Autant au gouvernement qu’à la télé, le public québécois semble aimer remettre ses vieilles pantoufles après avoir essayé quelque chose de différent, dit-il. Difficile, aussi, de ne pas faire de parallèles entre l’austérité du gouvernement Couillard et la prudence financière de Séraphin Poudrier. »
Mathieu Bélisle opte pour Urgences (19961997), autre production télé. «J’ai choisi cette vieille série des années 1990 pour représenter les années libérales depuis l’élection de Jean Charest, dont la “première priorité”, si je me souviens bien, était la santé, écrit-il dans sa note justificatrice. Force est d’admettre que cette promesse n’a pas été tenue, ou du moins, qu’elle attend toujours l’heure de sa réalisation. Mais cette promesse de Charest annonçait un changement essentiel, qui est devenu clair avec la prise de pouvoir de Philippe Couillard: c’est l’arrivée des médecins sur le devant de la scène politique.»
Rose-Aimée T. Morin y va aussi d’une sélection télévisuelle, mais en rajeunissant l’option puisqu’elle choisit la capsule L’austérité, des Appendices (Télé-Québec). «J’ai 29 ans, explique-telle, et je ne me rappelle pas l’époque où le gouvernement québécois n’avait pas le mot “austérité” au bout des lèvres. Pour moi, il s’agit du mot qui reflète le climat politique de ce début de siècle. Ça et “commission Charbonneau”, mettons. Mais ce n’est pas un mot… Bref, je me sens très interpellée par ce personnage des Appendices qui chante “J’veux pas m’serrer la ceinture!” alors qu’il se fait dire par un “bandit à cravate”: “J’aime ça les coupures budgétaires, c’est comme les coupes champignon…”»
Le cinéaste Francis Leclerc y va aussi d’une mention détonante avec l’album La science du coeur, de Pierre Lapointe. « Les deux premiers extraits, sortis en septembre, sont très évocateurs de l’ère du temps, note-t-il. Esthétisme rétro des années 1980, allusions à George Orwell et 1984 ; Pierre Lapointe s’adresse visiblement à un homme homosexuel, individualiste et nomade né de cette même année. »
La liste s’ouvre et se referme sur des émissions d’affaires publiques: le journaliste Nicolas Langelier cite l’émission de radio DuhaimeSégal le midi (FM93).
«Les frustrations et la rancoeur d’une grande partie de la population, si elles sont attisées par les représentants médiatiques d’une certaine droite libertaire et démagogique comme Éric Duhaime, sont d’abord le résultat de gouvernements québécois qui, depuis 20 ans, n’inspirent que le cynisme et la désaffection, écrit au Devoir le fondateur de Nouveau Projet. Corruption, abandon graduel des “valeurs libérales”, électoralisme, mesures d’austérité couplées à des génuflexions devant les grandes entreprises: il y a effectivement de quoi être fâché. »
La Femen Neda Topaloski clôt le tout avec une autre émission d’affaires publiques, Les francs-tireurs (Télé-Québec), dont la longévité égale celle des indélogeables libéraux.
« Le danger plombe autour de sujets plutôt normaux. Mais surtout: les animateurs aux regards pernicieux semblent bien plus motivés par le scandale que par la discussion! Pour être franche: au Québec, on a bien de la misère à aborder les débats de société sainement! Avec des conversations et des arguments, par exemple– si rares dans les médias! Au contraire, comme dans Les francs-tireurs, la controverse l’emporte et journalistes comme politiciens semblent chercher les problèmes bien plus que les solutions… »
Couillard.