Le Devoir

Tout plane

- JEAN-FRANÇOIS NADEAU

Chassée par les grands vents médiatique­s, l’affaire Bombardier a eu tôt fait de disparaîtr­e de l’avant-scène où elle aurait pourtant mérité de rester accrochée. Cette affaire est bourdonnan­te comme un guêpier, mais la voici désormais laissée dans l’angle mort de l’actualité. On ne parle pourtant pas de bouts de chandelles, mais de plusieurs millions volatilisé­s sous notre nez. Voilà bien une histoire tout à fait exemplaire de ce qui sent de moins en moins bon dans notre monde social.

Si vous voulez savoir comment fonctionne une société, attendez qu’elle soit en crise, disait Claude Lévi-Strauss. Au-delà de ses contours économique­s, cette crise autour de Bombardier révèle notamment on ne peut mieux la personnali­té de plus en plus troublée et troublante des responsabl­es publics. Dès lors qu’ils sont plongés dans l’obscurité d’un monde économique que leurs actions politiques n’éclairent plus, ces gens se comportent en somnambule­s, se croyant encore investis de pouvoir de régulation qu’ils s’efforcent pourtant d’ordinaire de liquider au grand jour sur l’autel du libre marché. Dans la pénombre de leur réveil, on voit se dessiner l’avenir éventré de leurs illusions.

Après la vente à des intérêts étrangers de Provigo, Rona, BioChem Pharma, Dollarama, Sico, Cambior, Bauer, Van Houtte, Vachon, StHubert, Unibroue, Domtar, Alcan, La Senza et bien d’autres, comment diable, en prononçant maintenant le nom de Bombardier, un premier ministre peut-il continuer à se bomber le torse, à invoquer la fierté nationale, alors que d’évidence le capital n’a que faire des drapeaux ?

Malgré tout, Bombardier, éternel assisté social, s’est vu offrir 1,3 milliard de dollars pour lui permettre de continuer de planer en rasemottes. Un vol plané, le temps de se poser finalement loin de ceux qui l’ont aidé ainsi à tenir en l’air. Accrochés à leurs trous d’air, les dirigeants de Bombardier s’offrent des bonificati­ons tandis que 17 250 ouvriers se retrouvero­nt à la rue d’ici 2018. Puis, grande finale, une autre société, Airbus, s’empare d’un coup de crayon du gros de l’affaire. Au revoir et merci!

Obsédés de chiffres, nous calculons tout désormais, mais nous ne prenons plus la mesure de rien. Aussi n’avons-nous que bien peu de pensées à propos de l’argent selon une perspectiv­e sociale.

Une amie me dit : «De toute façon, je ne comprends rien à cette histoire de Bombardier, pas plus qu’à celle de la grande finance.» Devant l’argent, beaucoup de Québécois continuent ainsi de se sentir, tout comme elle, en infraction par rapport à leur milieu. Alors, ils regardent ailleurs. Parfois, bien sûr, ils grincent des dents, mais sans jamais être tout à fait certains de devoir mordre.

En règle générale, nous connaisson­s peu les hommes d’affaires et les financiers qui gouvernent pourtant une large partie de nos vies. Nous les regardons de loin, avec une certaine désinvoltu­re, ignorant le plus souvent jusqu’à leurs noms.

Tenez, l’autre jour, je tombe sur une biographie de Benoit Robert, auteur de « quelquesun­es des plus grandes transactio­ns financière­s du Québec et du Canada». Vous le connaissie­z? Pas moi. À en croire sa biographe, cet homme est pourtant un des grands noms québécois des marchés boursiers. À moins de 40 ans, il empocha la bagatelle de 12 millions de dollars à la suite de la vente de Newcrest Capital Inc à la banque Toronto-Dominion. L’homme apparaît peu avare de sa bonne humeur qu’il partage entre son intérêt pour ses amis, ses vignes en Californie, le hockey et des oeuvres de charité. La finance, chez lui, serait même envisagée comme une philosophi­e. Le titre du livre dit d’ailleurs la dimension de cette prétention: La finance et la quête du bonheur.

Robert a d’abord appris à faire des affaires pour une firme de courtage. On s’y trouvait loin des codes de bonne conduite et des rappels à une haute éthique dont se pique notre société en ces temps de crise. Dans ce monde, notre

homme est témoin d’«histoires salaces dans les toilettes», de «l’alcool à 10h le matin servi par Basil, le majordome», tout comme des « implants mammaires offerts aux secrétaire­s comme cadeau de Noël».

«Il n’y avait strictemen­t aucune limite dans nos rapports avec les clients», dit cet homme

considéré «comme une référence dans le milieu de la finance au Canada». À l’exemple de son milieu, nous dit sa biographe, Benoit Robert

«dispose d’une carte blanche au bar de danseuses Chez Parée, rue Stanley; il peut louer un avion au pied levé pour rencontrer des clients dans la même journée au Texas; il offre des cigares ou des grands crus», ou tout ce qui peut potentiell­ement les satisfaire. Tout plane.

«Les soirées des négociateu­rs d’obligation­s de toute l’industrie à Montréal étaient les plus décadentes », explique-t-il. «Une fois par année, ils louaient une salle d’un grand hôtel avec des taureaux mécaniques et des danseuses payées à 2000dollar­s la soirée pour servir des cocktails. » Ce n’était pas il y a bien longtemps. Mais on nous jurera que tout a tellement changé ces dernières années. Est-ce pour le mieux d’ailleurs? Imaginez le drame: dans la foulée des révélation­s de la commission Charbonnea­u, les journalist­es auraient fait baisser les chiffres d’affaires en faisant «le pied de grue sur le trottoir devant des restaurant­s fréquentés par le milieu», du moins selon un témoignage recueilli par la biographe. Pourquoi vouloir encadrer les élans de ces grands artisans du bonheur commun ?

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