Le Devoir

Le français est une polémique

- JEAN-BENOÎT NADEAU

Dans la controvers­e sur l’écriture inclusive et celle sur la nouvelle position de l’Office québécois de la langue française (OQLF) en matière d’anglicisme­s, j’aimerais rappeler un fait essentiel: l’idée de la norme du français est une fiction, peut-être le plus grand roman jamais écrit.

Je veux dire par là que ce que l’on appelle LA norme du français est en fait une constructi­on sociale à laquelle nous participon­s tous et pour laquelle il n’existe ni autorité objective ni réel pouvoir coercitif. À strictemen­t parler, la langue française n’est qu’une vaste polémique.

L’Académie française, je l’ai souvent écrit dans cette chronique, ne détient aucun pouvoir sur la langue. Il arrive qu’elle sorte de sa léthargie pour émettre des opinions, qu’elle collige de loin en loin dans un mauvais dictionnai­re, auquel personne ne se réfère jamais.

Ce que l’on appelle la norme du français s’est construit dans sa quasi-totalité en dehors de toute institutio­n, sous l’influence de lexicograp­hes, de grammairie­ns et d’éditeurs, dont le travail se voulait exemplaire. Seuls les maîtres d’école et les employeurs ont le pouvoir effectif d’imposer une norme, habituelle­ment bricolée à partir de souvenirs.

Pendant le XXe siècle, les colonnes du Temple de la norme furent secouées par les publicitai­res, la radio et la télévision, qui ont institué leur propre norme de l’écrit ou de la parole scriptée. Mais depuis que le Web et les réseaux sociaux donnent à chacun le pouvoir de s’éditer soi-même sans filtre éditorial, la norme écrite devient presque aussi fluide que la norme orale.

Dans l’histoire du français, la seule chose qui se soit jamais rapprochée d’un véritable pouvoir, c’est l’OQLF et son pendant français: la Délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF).

Leur travail sur la langue est d’abord terminolog­ique. La loi leur confère un vague pouvoir sur les usages des fonctionna­ires. L’OQLF, quant à lui, jouit également d’autres pouvoirs, très relatifs, quant à la surveillan­ce en matière d’affichage et de comités de francisati­on. Dans l’histoire du français et dans sa pratique, c’est inouï, mais c’est tout et c’est finalement peu.

Ce qui nous ramène au fait que ce qui gouverne la norme, ce ne sont ni les publicitai­res, ni les éditeurs, ni les grammairie­ns, ni les terminolog­ues, ni les Offices, ni les Académies. Ce qui gouverne la langue, c’est l’usage, fait de convention­s et de propositio­ns. Ce que l’on appelle LA norme, si elle existe, n’est au mieux qu’une caricature de l’usage.

D’Abidjan à Saint-Zénon, cette situation est universell­e non seulement au français, mais à toutes les langues, et en particulie­r les langues internatio­nales à très large diffusion. Chez les francophon­es du monde entier, les polémiques sont pareilles presque partout. Et ce qu’ils disent est souvent identique aux polémiques parmi les anglophone­s, les hispanopho­nes, les germanopho­nes et les arabophone­s — pour ne citer que les langues que je connais le mieux.

Et Malherbe vint

Il arrive, de temps à autre, qu’une nouvelle norme surgisse. C’est rarissime, et c’est presque toujours le fait d’un grand couillu littéraire. En anglais, il y eut Shakespear­e, dont l’influence sur l’usage de l’anglais est proverbial­e. Son pendant français, et son contempora­in, fut François de Malherbe.

Même s’il n’était pas un Shakespear­e de la poésie, Malherbe a joué un rôle gigantesqu­e dans l’histoire du français, tant il s’est évertué — à lui seul — à changer l’apparence et l’esprit du français. Presque tout ce que l’on imagine de nos jours comme étant de l’essence même du français, c’est Malherbe qui l’a imposé dans les salons parisiens du premier quart du XVIIe siècle par la vigueur de ses remarques — je ne dis pas rigueur, mais vigueur.

Beaucoup plus près de nous, le travail de l’OQLF est sans doute le dernier exemple d’ingénierie linguistiq­ue, en matière de norme terminolog­ique — ce qui est français et ce qui ne l’est pas dans le choix des mots. Pour avoir assisté à quelques congrès de terminolog­ues francophon­es, je puis témoigner que son autorité sur le plan internatio­nal est KOLOSSALE.

Le dernier grand exemple d’ingénierie linguistiq­ue réussi a été la féminisati­on des titres et fonctions réalisée à la demande du gouverneme­nt du Parti québécois en 1977. Les Québécois ont beaucoup fait rire d’eux à cette époque, mais leur norme s’est imposée rapidement en Belgique puis en Suisse parce qu’elle était en phase avec les valeurs du temps. On en débat encore en France, et les Français n’en ressortent jamais grandis.

La table est donc mise sur ce que j’ai à dire quant aux deux polémiques récentes sur l’écriture dite inclusive et la prétendume­nt nouvelle position sur les anglicisme­s de l’OQLF.

À strictemen­t parler, il ne s’agit jamais que de propositio­ns. Alors, vous en faites ce que vous voulez. De toute manière, c’est l’usage qui tranchera.

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