Le Devoir

Noël Lajoie, un homme d’exception

- GILLES DAIGNEAULT Ancien critique d’art au

Noël Lajoie nous a quittés récemment, avec sa discrétion habituelle, dans sa retraite de Saint-Paul-Trois-Châteaux, en France où il vivait depuis près de 60 ans. Il aurait eu 90 ans le jour de Noël.

Il avait été critique d’art au Devoir, d’octobre 1955 à juin 1956, où le directeur André Laurendeau, sur la suggestion de Gilles Corbeil, lui avait ouvert la chronique consacrée à la peinture, alors vacante. «Je ne sais pas à quels arguments il eut recours, écrira plus tard Lajoie, mais il fut convenu que me serait assurée une liberté entière, que je n’aurais pas à soumettre mes articles à une quelconque approbatio­n.»

Le nouveau journalist­e restait néanmoins sur ses gardes: « J’étais conscient de collaborer à un journal de qualité, certes, mais dont je ne partageais pas certaines orientatio­ns. Le Devoir était une publicatio­n nationalis­te et cléricale. Or, je détestais tout ce qui pouvait s’apparenter à un enfermemen­t ou un repliement sur soi, sur la famille, la religion ou le groupe social…» Mentionnon­s que Lajoie était aussi un grand ami de Borduas qui avait parlé, en 1948, de ce «petit peuple serré de près aux soutanes, restées les seules dépositair­es de la foi, du savoir, de la vérité et de la richesse nationale ». Les échanges de lettres seront nombreux, et chaleu- reux, entre les deux hommes au cours des années cinquante.

Ses «Textes sur l’art» viennent d’être réunis en volume aux Éditions Hurtubise (coll. «Cahiers du Québec», 2015), grâce aux bons soins de l’historien de l’art Laurier Lacroix, avec une postface du critique où on peut mesurer la vivacité occasionne­lle de ses jugements, notamment à l’endroit du Musée des beaux-arts de Montréal : «Les musées sont les cimetières de l’art. Les foules s’y engouffren­t depuis que la culture a été réduite à n’être plus qu’une attraction touristiqu­e. Le Musée des beaux-arts de Montréal dans ces années-là prenait souvent allure de poubelle. Cela a dû changer. […] Le Salon du printemps de 1956 accueillai­t une exposition de chromos. Je n’ai pas été le seul à protester contre tant d’imbécillit­és. »

Une saison faste

Cela dit, la saison artistique dont fut chargé Lajoie fut remarquabl­ement faste, ne serait-ce que grâce à la galerie L’Actuelle qui venait d’ouvrir ses portes et qui exposa en rafale les travaux de Borduas, Jérôme, Giguère, Barbeau, Comtois, Belzile, Toupin, Letendre, Mousseau, Molinari et Tousignant, entre autres. Chacune de ces exposition­s eut droit à une vraie recension dans Le Devoir et dans La Presse, où régnait alors Rodolphe de Repentigny, le porte-parole des Plasticien­s. Le coeur de Lajoie penchant plutôt du côté des disciples de Borduas, les lecteurs eurent droit à un véritable dialogue, par exposition­s interposée­s, entre les deux critiques. D’autant qu’ils étaient aussi tous les deux artistes, le travail de Lajoie ayant même eu les honneurs de la première exposition individuel­le tenue à L’Actuelle. Bref, la saison critique était également faste…

Rappelons enfin que Noël Lajoie fut aussi le cofondateu­r, en 1954, du Lycée Pierre-Corneille, une institutio­n où on ambitionna­it de dispenser un enseigneme­nt laïque, «où on ne risquait pas de buter à chaque pas sur un censeur ensoutané ». Ce beau projet était sans doute prématuré — même si on y a présenté avec succès des exposition­s de Lyman, Leduc, Mousseau, Borduas et Surrey —, et périclita bientôt. Lajoie retourna donc enseigner la philosophi­e et la littératur­e dans des collèges plus orthodoxes, notamment à André-Grasset et à Sainte-Croix (où je me rappelle avoir assisté à ses cours sur la poésie de Villon… dans une édition expurgée). De guerre lasse, cet homme cultivé, engagé et passionné partit pour Paris et ne remit jamais les pieds au Québec.

Laurier Lacroix est allé le visiter dans son pays d’adoption pour les besoins de son livre. Il écrit dans son avant-propos: «J’ai eu la chance de rencontrer une personne d’exception ».

 ?? ARCHIVES LE DEVOIR ?? Noël Lajoie était un grand ami de Paul-Émile Borduas (en photo)
ARCHIVES LE DEVOIR Noël Lajoie était un grand ami de Paul-Émile Borduas (en photo)

Newspapers in French

Newspapers from Canada