Histoire d’échapper à ses complexes
Acteurs et spécialistes du patrimoine bâti réunis pour un sommet national
Lacunes législatives, ressources trop faibles, manque d’artisans et d’ouvriers spécialisés, formation des experts inadaptée, entraves administratives, manque de sensibilité des élus, situations d’urgence qui conduisent à favoriser les sauvetages plutôt que la planification: quelque 300 acteurs et spécia-
listes en matière de patrimoine se sont réunis au Parc olympique pour favoriser la mise en valeur du patrimoine québécois.
«Le patrimoine et la langue française sont de grands porteurs de culture», dit Denis Boucher, du Conseil du patrimoine religieux du Québec. «Mais le patrimoine doit se décomplexer», estime-t-il. « Le patrimoine intéresse de plus en plus de gens. Beaucoup plus de gens que ce qu’on peut imaginer. Ce n’est plus seulement une affaire de spécialistes. » Selon lui, « il existe les grands et les petits patrimoines. […] La façon de défendre le patrimoine dépasse plus que jamais l’idée simpliste qui revient à dire que ça va favoriser le tourisme! Le patrimoine n’a pas à entrer par la grande porte de l’histoire pour être justifié d’exister.» L’Association québécoise des interprètes du patrimoine (AQIP) insiste : en plus d’être un vecteur de développement économique, « le patrimoine aide à la cohésion sociale ».
Le sommet s’ouvrait sur un texte finement ciselé pour l’occasion par l’écrivaine Véronique Côté, où elle exprimait ce besoin de plus en plus fort de se mettre à l’abri de ce qui est déjà bâti, de ce qui donne un sens à l’existence. Elle dit :
«La préservation du patrimoine relève d’une sorte de foi dans des idées simples, que tout le monde comprend de façon instinctive, même sans pouvoir les nommer précisément. Ce sont des idées qui échappent au simple calcul comptable de la valeur des choses. Et on le sait, ce qu’on qualifie d’“inestimable” constitue souvent le coeur de toutes ces choses qui rendent l’expérience humaine bouleversante.»
Développement durable
Le patrimoine tel que l’envisage ce sommet tire son intérêt d’une valeur d’usage, de régénération et d’intégration. La plupart des participants étaient d’avis que la défense du patrimoine s’inscrit dans la logique du développement durable et qu’il n’est surtout pas question de figer les lieux. Les exemples d’églises recyclées en salle multifonctions en sont la preuve.
Pourtant, les mauvaises pratiques à dénoncer demeurent courantes, regrette Denis Boucher. Les municipalités préfèrent se donner l’illusion de commémorer un lieu qu’elles font disparaître par une simple plaque au lieu de le protéger et de le réinvestir de façon imaginative. On rase le coeur d’édifices en pensant que le fait d’en conserver la façade constitue un moindre mal.
Il est souvent plus simple aux yeux des administrations de raser et de reconstruire à neuf plutôt que d’entretenir et de restaurer. On finance trop peu la rénovation et l’entretien des bâtiments anciens, déplore-t-on. «Le conseiller en patrimoine, pour bien des gens, c’est le gars de la quincaillerie qui dit: “Mets du MONO autour de tes fenêtres” », illustre l’AQIP.
Beaucoup de chemin reste à faire pour préserver convenablement le patrimoine au Québec. Les histoires de mauvaise gestion et de mauvaise planification, la Fédération Histoire Québec (FHQ) en a rappelé quelques-unes. La FHQ cite une suite de déclarations contradictoires et parfois loufoques qui ont failli avoir raison de la maison Boileau à Chambly, un bâtiment lié à l’histoire des Patriotes. La maison a fait l’objet de balbutiements administratifs dont tout le monde aura voulu au final se laver les mains.
Les Amis et propriétaires de maisons anciennes du Québec (APMAQ) signalent pour leur part le cas d’une maison du XVIIIe siècle démolie en vitesse à La Prairie, sans même que la population ait été consultée. Il s’agit là d’« un phénomène de dédouanement » : sous prétexte que cette maison de grande valeur était située en-dehors d’un périmètre dûment protégé, on l’a laissée démolir. Et cela, sans que les élus en soient informés. Ce n’est pas une attaque contre La Prairie, bien au contraire, dit l’APMAQ, «mais une preuve que les lois et les règlements sont encore très mal adaptés». Pour Émilie Vézina-Doré, d’Action patrimoine, « il faut en arriver à ne plus se trouver dans la réaction à l’égard du patrimoine québécois, mais dans la planification ».
« Quand un toit coule, il faut pouvoir le réparer vite, c’est le minimum avant de commencer à discuter », dit Daniel-Jean Primeau, spécialiste de la restauration des moulures de plâtre anciennes. Le cadre légal du milieu de la construction, explique-t-il du même souffle, bloque l’intervention d’artisans spécialisés comme lui sur des chantiers. Il n’existe pas suffisamment de formations pour ces artisans, malgré la bonne volonté du Conseil des métiers d’art.
Ébéniste, Sophie Deblois a voulu se spécialiser dans la restauration. Elle regrette que des formations ne se donnent pas au Québec, alors qu’il y a tant à faire. D’autres notent au passage que les formations universitaires en patrimoine sont mal adaptées, quand elles ne sont pas tout simplement suspendues, comme c’est le cas à l’Université de Montréal.
« Pendant longtemps, dit Véronique Côté, on a évoqué le patrimoine comme étant une cause lourde à porter, qui n’intéressait, au fond, personne, et dont on devait confier l’entièreté des enjeux au gouvernement. […] C’était une erreur, parce que tout dans les questions de patrimoine appelle la participation citoyenne. Le patrimoine est social et émotif.»