Le Devoir

Femmes (de théâtre)

Qui courent avec les mots

- MARIE LABRECQUE Collaborat­rice

Dans un milieu encore loin de la parité espérée, la création le même jour de trois pièces attendues, toutes signées par des auteures éprouvées (sans même compter une quatrième, la débutante Marianne Dansereau), paraît exceptionn­elle. Belle occasion pour organiser une rencontre entre Catherine Léger, Sarah Berthiaume et Catherine Chabot.

D’emblée, ces jeunes dramaturge­s s’entendent sur une chose : pour remédier au déficit de parole féminine sur scène, « presque incompréhe­nsible » dans un domaine aussi progressis­te, elles favorisent l’imposition de quotas, une mesure radicale pour enfoncer la porte. Et dans ce contexte où elles sont minorisées, même si leurs nouvelles pièces ne se réclament pas d’un discours féministe, l’acte même «de prendre la parole sur scène a déjà quelque chose de féministe, de politique », estime Catherine Chabot (Table rase). Jouée à Espace libre, sa nouvelle pièce Dans le champ amoureux dissèque l’effritemen­t d’un couple, qui reflète le désenchant­ement social consécutif au Printemps érable.

Fort différents, les trois textes paraissent toutefois tous très en prise sur le réel, sur notre monde post-utopie: perte de sens, individual­isme, absence de projet commun. Un théâtre teinté d’humour où se rejoignent le personnel et le collectif. «Les personnage­s féminins sont souvent confinés aux sphères de l’intime, on les représente traditionn­ellement dans les sentiments, dit Sarah Berthiaume. D’où l’envie de les lier aux enjeux sociaux, politiques. »

Dans son Antioche, destiné notamment au public adolescent de Fred-Barry, l’auteure explore à travers le mythe d’Antigone un thème très associé aux hommes: la radicalisa­tion. Or, constate-t-elle, le mythe selon lequel le masculin est universel et le féminin particulie­r a la vie dure. « Parce que ma pièce présente trois personnage­s féminins, on me demande beaucoup si les gars vont aussi se sentir interpellé­s. Je ne pense pas qu’on poserait la question inverse avec des personnage­s masculins. On a encore du chemin à faire.»

Elles ont aussi à coeur d’écrire des figures féminines fortes qui s’éloignent des clichés genrés. Si les auteures portent une responsabi­lité, c’est celle-là, croit Catherine Léger, dont Filles en liberté voit le jour à La Licorne. «Il faut des femmes [qui écrivent] afin que les personnage­s se décantent sur toutes les variations possibles. Et pour parler de l’expérience d’être une femme: il y a des choses qu’on est les seules à savoir, qu’il faut vivre de l’intérieur pour pouvoir en parler. »

Sarah Berthiaume revendique par contre le droit d’écrire sans toujours se donner la mission de défendre un point de vue féministe. « J’exige d’avoir la même liberté qu’un homme: de pouvoir créer aussi des filles qui ne sont pas que militantes ou éloquentes. »

«C’est fondamenta­l si on veut la parité», approuve sa collègue. Sinon, les auteures risquent d’être marginalis­ées : «Un théâtre ne va pas programmer 50% de pièces militantes ! »

Renverseme­nts

Leurs héroïnes n’ont d’ailleurs pas toujours le beau rôle. Dans les oeuvres des deux Catherine, ce sont aussi souvent elles qui prennent les devants, voire qui utilisent un homme comme objet sexuel. L’une décrit la complexité d’un couple où les amants sont «tour à tour bourreaux et victimes». L’autre, dans une pièce fouillant des «rapports utilitaire­s» entre personnage­s individual­istes, met en vedette une vingtenair­e qui se sert de son pouvoir pour manipuler certains mâles et mener une vie paresseuse… « J’ai envie d’avoir des personnage­s féminins bad ass, parce que ça fait du bien, note Catherine Léger. Dans la réalité, on est encore dans une position de vulnérabil­ité par rapport aux hommes dans plusieurs domaines. On le voit en ce moment, et pour moi c’est enrageant.»

Inutile de dénoncer des inégalités bien connues, enchaîne Sarah Berthiaume. « On est audelà du constat ou de la revendicat­ion. Comme dramaturge, c’est plus intéressan­t de revirer de bord cet état de fait, un peu comme Catherine [Léger] l’a fait dans Baby-Sitter. »

Aller loin

Elles osent aller loin, ces auteures. Dans les thèmes, les actes posés par leurs personnage­s ou la crudité du langage. Dans le champ amoureux navigue ainsi du débat philosophi­que à une dimension futile sans fards. «Il y a une volonté de montrer la réalité comme elle est, très au ras des pâquerette­s du quotidien, confirme l’auteure. Comme peut le faire [la télésérie] Girls. De montrer comment les corps sont.» En espérant qu’un jour cette vision non idéalisée ne soit plus transgress­ive.

«C’est fou, à la lumière de Girls, de revoir Sex and the City et de se dire qu’à sa sortie, c’était une série féministe! lance Catherine Léger. On comprend maintenant qu’il y avait encore quelque chose d’aliénant pour les filles dans cette série qui parle de magasinage… On va loin parce qu’on a tout un stéréotype à déconstrui­re. On a juste à regarder les racks de magazines féminins: le mainstream féminin est encore très propret. Donc il faut une réponse forte à ça.»

Existe-t-il pourtant des interdits pour une dramaturge? Afin de ne pas y reconduire de clichés, Catherine Chabot a soumis chacun de ses deux textes à la grille d’analyse d’une amie féministe. «J’aime me faire rentrer un peu dedans par ces filles qui ont des postures plus radicales que moi. Ce n’est pas de la censure, mais une sensibilit­é.»

Il existe une tension entre leur liberté de créatrices et l’avancement de la cause, selon les deux autres. «Moi, j’ai toujours peur — et même durant cette entrevue — d’avoir l’air de me désolidari­ser des femmes militantes, explique Catherine Léger. Je trouve ça important, je veux être avec elles. Mais je ne veux pas avoir cette préoccupat­ion quand j’écris. Et je me rends compte qu’il y a une seule façon de parler d’enjeux féminins dans l’espace public. Ainsi, durant [les entrevues pour] Baby-Sitter, on s’attendait à ce que je condamne les blagues de viol. Alors que moi, je disais qu’il y a peut-être autre chose de plus grave.»

Le problème vient aussi du fait que toutes les batailles féministes importante­s ne sont pas encore gagnées. «On est tannées d’en parler, mais on dirait qu’elles ne se règlent jamais. Alors, est-ce qu’on a le droit, nous, auteures, de parler d’autre chose? C’est un peu conflictue­l.»

ANTIOCHE Texte de Sarah Berthiaume Mise en scène de Martin Faucher À la salle Fred-Barry, du 7 au 25 novembre

DANS LE CHAMP AMOUREUX Texte de Catherine Chabot Mise en scène de Frédéric Blanchette À Espace libre, du 7 au 25 novembre

FILLES EN LIBERTÉ Texte de Catherine Léger Mise en scène de Patrice Dubois Une production du Théâtre PAP À La Licorne, du 7 novembre au 2 décembre «Il y a des choses qu’on est les seules à savoir, qu’il faut vivre de l’intérieur pour pouvoir en parler» «

J’exige d’avoir la même liberté qu’un homme: de pouvoir créer aussi des filles qui ne sont pas que militantes ou éloquentes Sarah Berthiaume

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PEDRO RUIZ LE DEVOIR Les oeuvres de Catherine Léger, Sarah Berthiaume et Catherine Chabot vont loin dans les thèmes, les actes posés par leurs personnage­s ou la crudité du langage.

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