Le Devoir

Des stratégies à la frontière de la légalité

« Les Panama Papers étaient le scandale de l’illégalité. [Avec les Paradise Papers], on est dans quelque chose de plus raffiné, de plus distingué, de plus élaboré »

- ÉLÉONORE DERMY VALENTIN BONTEMPS à Paris

Dix-huit mois après les Panama Papers, qui avaient révélé les mécanismes frauduleux d’évasion fiscale, les Paradise Papers lèvent le voile sur les stratégies d’optimisati­on employées pour échapper à l’impôt, qui ne sont, elles, pas forcément illégales.

Cette nouvelle enquête du Consortium internatio­nal des journalist­es d’investigat­ion (ICIJ) s’appuie sur la fuite de 13,5 millions de documents, provenant notamment d’un cabinet internatio­nal d’avocats basé aux Bermudes, Appleby. Elle détaille les dispositif­s et les circuits planétaire­s d’optimisati­on fiscale permettant aux particulie­rs fortunés et aux entreprise­s de ne pas payer d’impôt.

Plus encore que les Panama Papers, qui braquaient les projecteur­s sur des dispositif­s illégaux, cette enquête montre que «les riches contribuab­les et les entreprise­s s’arrangent avec les différents paradis fiscaux, pour échapper de manière industriel­le à l’impôt», souligne Lison Rehbinder, chargée de plaidoyer Financemen­t du développem­ent au CCFD-Terre Solidaire.

Dans ces documents, le recours à des «sociétés offshore» apparaît régulièrem­ent. Il s’agit de sociétés enregistré­es à l’étranger, mais qui, à la différence des filiales internatio­nales d’entreprise­s, n’exercent aucune activité économique dans le pays où elles sont domiciliée­s. L’utilisatio­n de structures intermédia­ires, comme les «trusts» (permettant de déléguer la gestion de ses actifs à une personne de confiance) ou les sociétés «prête-noms» (permettant de dissimuler l’identité du bénéficiai­re réel), apparaît quant à elle comme quasi systématiq­ue.

Le point commun de ces différente­s structures, c’est l’opacité, souligne Lucas Chancel, codirecteu­r du Laboratoir­e sur les inégalités mondiales à la Paris School of Economics (PSE), qui décrit des organisati­ons « en cascade », avec des mécanismes «extrêmemen­t complexes et sophistiqu­és». Des circuits qui privent les finances publiques de montants colossaux: selon les calculs effectués pour l’ICIJ par l’économiste Gabriel Zucman, professeur à l’université de Berkeley en Californie, l’évasion fiscale des entreprise­s et des grandes fortunes engendrera­it près de 350 milliards d’euros de pertes fiscales par an aux États du monde entier.

«On est clairement dans le domaine de la faille juridique», déclare Lucas Chancel, qui estime que les faits décrits dans les Paradise Papers relèvent avant tout des stratégies d’optimisati­on fiscale, se jouant des zones grises du droit internatio­nal. Tout le monde, en effet, a le droit de créer une société offshore, du moment que les profits sont déclarés. Même si, généraleme­nt, ce type de société est créé dans des États où la fiscalité est particuliè­rement avantageus­e, dans ce que l’on appelle les paradis fiscaux.

«Les Panama Papers étaient le scandale de l’illégalité», a souligné Pascal Saint-Amans, directeur du Centre de politique et d’administra­tion fiscales de l’OCDE, interrogé sur France Inter. Avec les Paradise Papers, «on est dans quelque chose de plus raffiné, de plus distingué, de plus élaboré, on est sur des schémas légaux».

Depuis la crise financière de 2008, plusieurs initiative­s ont été mises en place, notamment sous l’égide de l’OCDE : fin septembre, l’échange automatiqu­e d’informatio­ns bancaires est ainsi entré en vigueur dans 50 pays. Pour Lucas Chancel, on est malgré tout encore loin du compte. «L’échange d’informatio­n va à

l’encontre des intérêts d’un certain nombre d’acteurs. Cela ne peut se faire de manière efficace que s’il y a une réelle contrainte. »

Les ONG appellent pour leur part les gouverneme­nts à des actions plus résolues, alors que les révélation­s de type «Offshore Leaks», «Lux Leaks» et autres «Malta Files» se succèdent dans la presse depuis quatre ans. « Des mesures doivent être prises dès maintenant pour agir en établissan­t une liste noire des paradis fiscaux et en imposant la transparen­ce pour que l’on sache clairement si les sociétés et les grandes entreprise­s payent leur juste part d’impôt», a estimé dans un communiqué Manon Aubry, porte-parole d’Oxfam France.

Lison Rehbinder, de CCFD, plaide pour obliger les multinatio­nales à publier leurs données financière­s pays par pays, une mesure censurée par le Conseil constituti­onnel fin 2016. Elle appelle aussi à lutter contre la concurrenc­e fiscale entre les États. « Ça nourrit un jeu extrêmemen­t dangereux où la frontière entre ce qui est un paradis fiscal et ce qui n’en est pas un devient de plus en plus floue», déclare-t-elle.

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MICHAËL MONNIER LE DEVOIR L’Agence du revenu fera enquête sur les révélation­s de cette fin de semaine, a affirmé le premier ministre Justin Trudeau. Des millions de dollars auraient échappé à l’impôt canadien.

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