Le Devoir

Première contestati­on judiciaire de la loi sur la neutralité religieuse

- MARIE-MICHÈLE SIOUI LISA-MARIE GERVAIS MARIE VASTEL

Ça aura finalement pris moins de trois semaines : la première contestati­on judiciaire de la loi québécoise sur la neutralité religieuse de l’État a été déposée en Cour supérieure mardi, 19 jours après la sanction officielle de la pièce législativ­e controvers­ée.

Le Conseil national des musulmans, l’Associatio­n canadienne des libertés civiles et la citoyenne Marie-Michelle Lacoste deviennent les premiers à contester la loi, «qui porte gravement atteinte à la liberté de religion et au droit à l’égalité de certaines femmes musulmanes du Québec», selon la requête basée sur les Chartes des droits et libertés canadienne et québécoise.

La poursuite réclame le sursis provisoire de l’article 10 de la loi — qui requiert la prestation et la réception de services «à visage découvert» — d’ici à ce que l’affaire soit entendue sur le fond. «Oui, je vais défendre le projet de loi»,a déjà annoncé la ministre de la Justice, Stéphanie Vallée.

Selon nos informatio­ns, d’autres groupes ne tarderont pas à rejoindre le mouvement de contestati­on. L’avocat spécialisé dans les questions constituti­onnelles et de libertés individuel­les Julius Grey s’intéresse d’emblée aux « arguments de pratique médicale » soulevés par la loi. «On ne peut pas refuser, pour quelque raison que ce soit, un patient à l’hôpital. Certaineme­nt pas pour une raison religieuse ou laïque», a-t-il fait valoir dans un entretien avec Le Devoir. Avec ses clients, dont certains sont issus des communauté­s musulmanes, il verra s’il est «vraiment important d’ajouter d’autres arguments» à la contestati­on déjà entreprise et déposera, le cas échéant, une seconde requête.

À Ottawa, la ministre de la Justice laisse aussi la porte ouverte à une interventi­on du fédéral dans le dossier. Jody Wilson-Raybould a déclaré que le fédéral était au courant de la requête et qu’il était «en train de l’étudier attentivem­ent ». «Comme procureur général du Canada, je suis résolue à défendre les droits de tous les Canadiens en vertu de la Charte des droits et libertés», a-t-elle affirmé.

La possibilit­é que le gouverneme­nt fédéral prenne part à la contestati­on crée une dissension au sein du caucus libéral. Le député Nicola Di Iorio et les ministres Marc Garneau et JeanYves Duclos ont déjà dit estimer qu’Ottawa n’avait pas à se mêler de la question. «Le gouverneme­nt fédéral n’est pas la police des législatur­es provincial­es», a réitéré mardi l’avocat Di Iorio, qui «interpelle­rai[t] » son gouverneme­nt s’il allait dans la voie évoquée par la ministre Wilson-Raybould. Le ministre Duclos se montrait quant à lui désormais plus prudent, évitant d’indiquer s’il serait mal à l’aise de voir son gouverneme­nt intervenir.

La loi discrimine certaines musulmanes, disent les plaignants

La requête déposée mardi indique que l’article 10 de la loi sur la neutralité religieuse de l’État est particuliè­rement discrimina­toire envers les femmes musulmanes, «en raison à la fois de leur religion et de leur sexe ». Elle a nécessaire­ment un effet négatif sur ces femmes déjà très stigmatisé­es, croit Marie-Michelle Lacoste, qui dit avoir choisi de porter le niqab en 2011, huit ans après sa conversion à l’islam. « C’est comme si ça donnait raison aux gens de nous harceler, de nous suivre, de nous menacer », a déclaré la Québécoise de 34 ans, qui utilise désormais le pseudonyme Warda Naili.

Comme sa consoeur Fatima Ahmad, elle est aussi citée comme affiante dans la poursuite, Marie-Michelle Lacoste soutient que l’adoption de la loi 62 a marqué un tournant dans sa vie. «Je suis doublement stressée à l’idée de sortir de chez moi et d’aller voir le monde», a-t-elle déclaré. Elle se défend cependant de vouloir «compliquer les choses» et atteste qu’elle se prête volontiers à l’exercice de s’identifier lorsque cela est nécessaire, comme au moment de voter. Récemment, devant l’homme et la femme qui se tenaient devant elle au bureau de scrutin, elle a « levé [son] voile et bing bang boum, c’était fini », a-t-elle rapporté.

Des objectifs non atteints, une ministre imprécise

C’est d’ailleurs le caractère absolu — et non ponctuel — de la nouvelle loi qui dérange la poursuite. La requête soulève des questions sur les objectifs annoncés du gouverneme­nt Couillard au dépôt de cette loi. « Le gouverneme­nt n’a pas encore indiqué quels problèmes au Québec liés à l’identifica­tion, à la sécurité ou à la communicat­ion seraient atténués par cette législatio­n

», est-il écrit dans le document, dont la version officielle est rédigée en anglais.

Loin d’instituer la neutralité de l’État, la nouvelle loi crée «une préférence d’État pour certaines pratiques religieuse­s», avance la poursuite. «La loi fait en sorte que les fonctionna­ires des services publics se mettent à penser à la religion des personnes qui se trouvent devant eux, alors qu’ils ne sont justement pas censés faire ça », a illustré l’avocate qui pilote le dossier, Catherine McKenzie.

La requête écorche aussi Stéphanie Vallée. «La ministre a fait des déclaratio­ns qui ont continué à exacerber l’incompréhe­nsion existante quant à l’interpréta­tion et l’applicatio­n de la loi », y lit-on. La principale intéressée s’est défendue en attestant avoir bien défendu le projet de loi, qui a mené à l’adoption d’une loi « qui est respectueu­se des droits et libertés qui sont garantis par nos Chartes».

L’Assemblée nationale lui a donné partiellem­ent

raison en rejetant en après-midi les prétention­s des partis d’opposition, qui reprochaie­nt à la ministre d’avoir commis un outrage au Parlement en induisant délibéréme­nt les parlementa­ires en erreur dans le cadre de l’étude du projet de loi. Le vice-président François Gendron a néanmoins qualifié les déclaratio­ns de la ministre «d’imprécises et [de] mal préparées ».

Par ailleurs, la ministre Vallée n’a pas exclu la possibilit­é de recourir à la clause de dérogation dans l’éventualit­é d’une victoire des poursuivan­ts, afin de mettre sa loi à l’abri de contestati­ons en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés. « On n’en est pas à la question de déterminer si oui ou non on va l’utiliser», a-telle répété. Si Québec passe à cette étape — « dangereuse » selon Me McKenzie —, « on va composer avec les conséquenc­es », a annoncé l’avocate.

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR Marie-Michelle Lacoste, qui se fait maintenant appeler Warda Naili, conteste devant les tribunaux la loi québécoise sur la neutralité religieuse.

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