Le Devoir

Pour rire encore un peu, beaucoup, ensemble

Les humoristes créent leur propre festival et adoptent une formule coopérativ­e

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

Un regroupeme­nt d’humoristes comprenant plusieurs têtes d’affiche du Québec crée le Festival du rire de Montréal (FRM). La première mouture du nouvel événement prendra l’affiche à l’été 2018, promettent les artistes, y compris avec un volet de rue gratuit.

Le FRM se présente comme une conséquenc­e de la crise engendrée par les accusation­s d’agressions et de harcèlemen­ts sexuels visant Gilbert Rozon, président fondateur du festival Juste pour rire (FJPR), le plus grand du genre au monde.

«On ne veut plus d’histoires comme celles entendues depuis des semaines, des histoires de harcèlemen­t, d’intimidati­on et de manipulati­on de la part de gens qui profitent de leur pouvoir pour manipuler les autres, explique au Devoir Réal Béland, membre fondateur du FRM. On veut donner l’exemple.» Le communiqué comme la vidéo diffusés mardi matin parlent «de responsabi­lité sociale et d’équité salariale », «du respect des artisans, des artistes et du public».

La liste des fondateurs comprend déjà plus de trente noms, dont Adib Alkhalidey, Jean-Michel Anctil, François Bellefeuil­le, Lise Dion, JeanFranço­is Mercier, Mike Ward et Réal Béland.

Montréal se retrouve donc avec deux festivals de l’humour, le festival Juste pour rire ayant annoncé mardi soir qu’il aurait lieu l’été prochain. «Notre équipe travaille à offrir à nos festivalie­rs un festival 2018 extraordin­aire et nos partenaire­s continuent de nous soutenir dans la planificat­ion de ce qui sera notre 36e édition», dit le communiqué de l’entreprise.

La déclaratio­n rappelle que le fondateur Gilbert Rozon a quitté l’organisati­on et que ses actions sont en vente.

Modèles d’affaires/affaires modèles

Le regroupeme­nt du gag s’inscrit dans une des deux tendances de fond dans l’économie de la culture à l’échelle internatio­nale. Ces deux axes sont nommés dans une étude inédite de quelque 70 festivals dans le monde présentée par la firme Art Expert au congrès Excellence Tourisme à Laval au moment même où les humoristes dévoilaien­t leur projet, mardi matin.

D’un côté, des consortium­s toujours plus puissants avalent les festivals. Quelques majors, dont AEG Presents, Wanderlust, C3P, ACE/Superfly, Virgin et Live Nation, gèrent 85% des gros festivals de musique en Amérique, en Europe et en Australie. Ici, en 2013, le producteur de spectacles Evenko a acheté Équipe Spectra et donc le Festival internatio­nal de jazz de Montréal, les Franco-Folies et Montréal en lumière.

D’un autre côté, on voit des forces vives d’un secteur s’associer pour la création d’un festival. C’est le cas du Melbourne Food and Wine Festival créé par des restaurate­urs australien­s en

1993. C’est visiblemen­t le modèle choisi par les humoristes du Québec.

«Ce qu’on voit sur le plan de la gouvernanc­e, des modèles d’affaires, dans le monde, ce sont les majors qui achètent les festivals et des indépendan­ts qui s’appuient sur des milieux, des créateurs mais aussi du public, des consommate­urs et des clients d’un secteur, explique Louise J. Poulin, présidente d’Art Expert. Dans ce cas, les nouveaux promoteurs n’ont pas la prétention de devenir les plus gros du monde. Ils veulent faire vivre les artistes et répondre aux désirs d’un public, ce qui semble tout à fait dans la logique de ce qu’on vient de dévoiler en humour. »

La collaborat­ion et l’effort collectif caractéris­ent en fait l’industrie de la culture. Dans un portrait du Plateau Mont-Royal à Montréal publié en 2015, Art Expert démontrait que 60% des partenaria­ts de création, production et diffusion dans ce quartier sont conclus entre organismes culturels ou communauta­ires. La dynamique du secteur culturel repose depuis longtemps sur l’échange de la main-d’oeuvre, le partage des expertises et même le regroupeme­nt des équipement­s, une logique communauta­ire que la génération Y accentue.

«Que les humoristes se prennent en main et se regroupent me semble normal, dit le professeur de comptabili­té et de fiscalité François Brouard, de l’Université Carleton, coauteur du Profil et écosystème de l’industrie de l’humour francophon­e au Québec (2015). Le festival d’avant, et le nouveau encore plus, leur appartient. Sans les humoristes, il n’y a pas de Juste pour rire. Au stade de développem­ent actuel, le modèle coopératif communauta­ire me semble très intéressan­t. D’autant plus que la plupart des grands noms de l’humour sont ou seront impliqués dans la nouvelle structure.»

Humoristes, unissez-vous !

Le regroupeme­nt des humoristes collaborat­ifs sera organisé autour de deux entités, comme le festival Juste pour rire: un organisme sans but lucratif (comptant 49 membres pour des raisons comptables et fiscales) et une compagnie de production de spectacles visant des profits, mais qui seront redistribu­és en parts égales entre les membres ou à la relève.

Les noms de partenaire­s d’affaires devraient être dévoilés à l’émission d’ICI Radio-Canada Tout le monde en parle dimanche. Le Devoir a appris que le groupe ComediHa ! de Québec sera du lot. Le groupe a refusé la demande d’entrevue.

La création de l’OBNL est une condition sine qua non pour recevoir les subvention­s nécessaire­s à l’organisati­on du volet de rue gratuit. Les négociatio­ns sont en cours avec les trois ordres de gouverneme­nt.

L’organisati­on de l’événement incombera à la future direction du FRM en voie de sélection. Le festival de l’humour attire des dizaines de milliers de touristes à Montréal.

Le FRM se veut tellement égalitaire et collégial que l’humoriste Réal Béland, désigné pour présenter ces éléments fondateurs au Devoir, refuse le titre de «porte-parole». Il préfère être décrit comme un simple membre. « On est tous égaux, dit-il. On ne veut plus jamais que quelqu’un passe avant l’autre. »

Il explique que l’étincelle est venue du public, qui aurait constammen­t poussé les humoristes — dont Martin Petit qui les a finalement fédérés — à s’organiser entre eux, sans patrons, pour ainsi dire sans capitalist­e de la culture, dans une sorte de coop de la blague.

Le cofondateu­r du FRM ajoute que les comiques étrangers seront les bienvenus dans l’organisati­on. Le sort de Just for Laughs, volet anglophone de l’empire Rozon, paraît moins clair. M. Béland dit son festival ouvert à tous.

C’est donc: humoristes de tous les pays unissez-vous? Et au profit de tous, dit Réal Béland. Idéalement, explique-t-il, «les technicien­s seront mieux payés » encore et « les prix des billets pourraient baisser » pour faciliter l’accès populaire aux spectacles.

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