Le Devoir

Harmoniser, c’est vivre

David Crosby est encore parmi nous. Et en voix.

- SYLVAIN CORMIER

Peux pas m’empêcher. David Crosby vient de me signaler — «I’m sorry, man…» — qu’il doit passer à l’entrevue suivante. Je lance une dernière question comme on lance une bouée: c’était comment, visiter les Beatles au Studio Two d’EMI sur Abbey Road pendant la session des ajouts d’harmonies et d’effets pour Lovely Rita en mars 1967 ?

À son bout du fil, Crosby rigole en douce. Non, je ne lui ai pas demandé si Crosby, Stills and Nash va reprendre du service. Non, je n’ai pas mentionné le festival de Woodstock. Non, je n’ai pas effleuré le sujet de ses neuf mois dans une prison du Texas en 1982 (une histoire de drogue). Rien de tout ça. À celui qui a deux fois été intronisé au Rock’n’Roll Hall of Fame, à la légende vivante de l’histoire de la musique populaire, au gars qui vient de lancer un nouvel album solo (Sky Trails) et qui chantera ce vendredi 10 novembre à la salle Maisonneuv­e de la PdA, je parle d’une session de… Sgt. Pepper’s.

«Les voir chanter ensemble, man ! Je planais. Les Beatles venaient de terminer A Day in the Life, et ils me l’ont fait jouer, très, très excités: j’étais l’un des premiers, sinon le premier, à recevoir ça dans mes oreilles. My God it was good !» Emphase sur les mots God et good. « J’étais stupéfié. Je n’imaginais même pas qu’on puisse faire de la musique de cette façon. À la fin, j’avais des morceaux de cerveau dispersés dans tout le studio…»

Il est encore « lié d’amitié avec Paul et Ritchie». Ritchie: Ringo. Moins avec Graham Nash et Stephen Stills, «côtoyés de trop près pendant trop longtemps»… Avec Roger McGuinn des Byrds, il chante sur le tout nouvel album d’un autre ex-Byrds, le Bidin' My Time de Chris Hillman. «Il y a 53 ans d’amitié entre nous, et les vieilles plaies sont plus que cicatrisée­s…» Les Byrds, faut-il rappeler, congédière­nt Crosby en 1967. Rachetèren­t son contrat. « C’est avec ça que je me suis acheté mon premier voilier, le Mayan.»

Carrière solo

À 76 ans, Crosby se concentre finalement sur sa carrière solo. Trois albums entre 1971 et 1993, trois albums depuis 2014. «Yeah! Je suis dans une excellente période. Les nouvelles chansons n’arrêtent pas de surgir. J’ai une chance insolente dans cette vie…» Transplant­ation du foie, angioplast­ies d’urgence, il est presque mort plusieurs fois. «Quand j’étais encore un hard drug user, je ne pensais pas dépasser les 30 ans. Je dois bien constater qu’une fois les drogues hors du chemin, on peut marcher encore un bon bout.» Il n’a jamais été aussi «consciemme­nt productif », ajoute-t-il.

Le nouvel album est réalisé par son fils James Raymond. Depuis deux décennies déjà, père et fils se sont retrouvés et jouent ensemble. En 1962, James avait été placé en adoption. «Il faut croire qu’il y a du vrai dans la génétique: mon fils James et moi, nous nous devinons. Nous n’avons pourtant pas tout ce bagage commun, mais ça va encore plus loin. On est vraiment synchros. » Sur Sky Trails, Crosby chante surtout avec la bassiste Mai Agan et la guitariste Becca Stevens. Et avec Michelle Willis en spectacle. «Pour moi qui ai beaucoup, beaucoup harmonisé avec des hommes, je découvre le bonheur de chanter avec des femmes. Avec elles, il y a un monde de nouvelles possibilit­és, on peut aller toucher au ciel!»

Les accords ouverts de Joni Mitchell

Il y a au coeur de l’album une relecture d’Amelia, magnifique chanson de Joni Mitchell. «C’est l’une des nombreuses chansons suprêmemen­t belles que Joni nous a données. Pour moi, c’est la plus grande songwriter vivante. »

Joni Mitchell et Crosby ont beaucoup partagé le goût des accords ouverts, ces manières radicaleme­nt originales d’accorder une guitare. «Elle m’en a montré, des tonnes. J’étais insatiabl, et elle, vraiment généreuse.» Dans la liste des chansons du spectacle, il y a Laughing, du premier album solo de Crosby, où Joni et Graham harmonisen­t avec lui. «Je vivais un dur moment, et mes amis étaient tous venus.» Et Crosby de répéter : «J’ai vraiment eu beaucoup de chance!»

Dans sa voix, le même enthousias­me juvénile qu’au tout début. «Par rapport à la musique, je n’ai pas changé. C’est encore ma joie la plus pure. Je nous revois avec les Byrds, dans notre vieille station wagon Ford, quand on a entendu notre version de M. Tambourine Man jouée à KRLA pour la première fois. On s’est arrêtés au bord du chemin, on sautait, on se tombait dans les bras. And then… they played it AGAIN !!!! » Cri au bout du fil. « Man, ils ne faisaient JAMAIS ça!» La chanson serait propulsée au sommet des palmarès, et on verrait Crosby avec les Byrds au même Ed Sullivan Show que les Beatles l’année d’avant, avec sa grande cape et le même modèle de guitare Gretsch que George Harrison. «Oui, une Tennessean. Après avoir vu George dans le film A Hard Day’s Night, Roger s’est acheté une Rickenback­er 12 cordes et moi, la Gretsch. On avait ses deux guitares, on était prêts à conquérir le monde!» Et David Crosby de ricaner en douce sous sa moustache blanche.

 ?? LARRY BUSACCA/GETTY IMAGES/AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Le mythique musicien lors d’un concert du trio Crosby, Stills & Nash à Los Angeles, en février 2015
LARRY BUSACCA/GETTY IMAGES/AGENCE FRANCE-PRESSE Le mythique musicien lors d’un concert du trio Crosby, Stills & Nash à Los Angeles, en février 2015

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