Le Devoir

Le club des nantis

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Les fuites répétées de documents confidenti­els provenant de firmes d’avocats spécialisé­es dans l’évasion et l’évitement fiscaux à grande échelle ont de quoi nous rendre encore plus cyniques envers les politicien­s qui ferment les yeux pour protéger leurs amis de classe. Sans partage équitable de la richesse, la démocratie est menacée.

La mondialisa­tion de l’économie rendue possible grâce aux nouvelles technologi­es autant qu’à l’ouverture des frontières commercial­es favorise la concentrat­ion de richesses entre les mains d’une infirme minorité d’individus et d’entreprise­s. Selon certaines évaluation­s, dont celle du professeur Gabriel Zucman (Berkeley) rapportée cette semaine par le New York Times, le 1 % des plus riches de la planète possède aujourd’hui la moitié des richesses, alors que les 10% les plus riches en contrôlent 90 %.

Qu’on l’idéalise ou qu’on le démonise, il faut reconnaîtr­e que le système capitalist­e a atteint un stade de développem­ent que même Marx n’avait pas imaginé. Mais comme il continue de donner à manger et à consommer toujours davantage, y compris en Chine, grâce à la magie noire du crédit, on n’observe pas le moindre début de mouvement révolution­naire comme les pères du communisme l’avaient prédit, surtout pas dans les ex-pays communiste­s.

Au contraire, pour l’instant, les classes laborieuse­s les plus affectées par les inégalités de richesse ont plutôt tendance à appuyer des politicien­s de droite qui avantagent ouvertemen­t les plus riches. Cela pourrait changer si les gouverneme­nts qui se font élire au nom du peuple ne mettent pas les bouchées doubles pour corriger les vices les plus scandaleux du système.

Or l’un des plus grands symboles actuels du capitalism­e véreux est bien cette fuite incessante de capitaux vers les paradis fiscaux à la faveur du laxisme des élites politiques, voire de leur complicité.

Au seul cabinet Appleby d’où proviennen­t les milliers de documents confidenti­els rendus publics cette semaine par le Consortium internatio­nal de journalism­e d’investigat­ion, on a dénombré 31 000 clients américains et 3200 clients canadiens qui ont payé des dizaines de milliers de dollars pour cacher une partie de leurs avoirs dans des sociétés enregistré­es dans un paradis fiscal, mais géré de New York, de Seattle, de Toronto ou de Montréal.

Même d’anciens premiers ministres canadiens sont soupçonnés d’avoir eu recours à ce subterfuge. Mais ce sont surtout de riches familles telles que les Bronfman et les multinatio­nales comme Nike, Apple et autres Google qui sont les plus habiles à contourner les lois des pays hôtes pour réduire leur facture d’impôts.

Et quand un pays comme la Suisse resserre ses règles sous la pression de l’Union européenne ou de l’OCDE, l’entreprise déplace le siège social de sa filiale responsabl­e de recevoir les milliards de revenus de droit d’auteur et d’exploitati­on des brevets vers une destinatio­n plus accommodan­te.

Tous les experts reconnaiss­ent la complexité de mener la lutte contre les paradis fiscaux. À l’échelle du monde, le travail avance lentement. Encore faut-il cependant qu’à l’échelle de notre propre territoire, tout soit mis en oeuvre pour changer ce qui peut l’être.

Qu’est-ce que le gouverneme­nt de Justin Trudeau attend pour annuler les convention­s fiscales grâce auxquelles une société canadienne enregistré­e à la Barbade n’a pas à payer d’impôt ici dès qu’elle respecte ses obligation­s là-bas alors qu’elle n’y produit rien?

Qu’est-ce qu’on attend pour serrer la vis aux banques canadienne­s dont une partie des profits provient de leurs activités dans les paradis fiscaux du Sud qu’elles ont elles-mêmes contribué à popularise­r ?

Qu’est-ce qu’on attend pour forcer les multinatio­nales comme Netflix à percevoir les taxes en territoire canadien comme le Québec s’apprête à le faire ? Et qu’est-ce qu’on attend pour s’attaquer à certaines fiducies familiales dont le premier objectif est de réduire ou de reporter les impôts?

La réponse est malheureus­ement trop simple. Ce que l’on attend, c’est que la pression populaire devienne assez forte pour agir. Car, que l’on soit libéral ou conservate­ur, l’argent qui sert à se faire élire provient pour une bonne part de collectes de fonds organisées auprès des amis du parti. Le retour d’ascenseur des nantis.

Pris au piège de leur propre passé de parti politique national de l’élite financière canadienne, les libéraux fédéraux doivent relire leur programme électoral. Car après seulement deux ans au pouvoir, le jupon dépasse déjà.

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JEAN-ROBERT SANSFAÇON

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