Claude Lelouch, ou cueillir le jour présent
Le cinéaste français est toujours mû par sa passion pour le cinéma… et pour la vie
Enfant, Claude Lelouch passait le plus clair de son temps dans les cinémas de Nice. Sa mère l’y cachait. C’était durant la Deuxième Guerre mondiale, et les Lelouch étaient juifs. «J’entrais par la sortie de secours quand la salle était plongée dans le noir. Comme je devais m’éclipser avant qu’on rallume, je ratais le début et la fin du film », se souvient-il. De l’horreur ambiante naquit sa passion pour le 7e art. Pas étonnant que la notion de paradoxe intéresse autant le réalisateur d’Un homme et une femme, lauréat de deux Oscar, d’une Palme d’or, et ces jours-ci invité d’honneur du festival Cinemania.
Présenté samedi à l’Impérial, Chacun sa vie, son plus récent long métrage, est comme ses précédents un film choral. On y
suit les parcours croisés d’époux et d’amants liés par un procès sur fond de festival de jazz — Francis Lai, compositeur assidu de Lelouch, officie.
Le film choral, c’est son genre de prédilection. Cela remonte à 1981 et au film Les uns et les autres.
«Y a plus de sept milliards de personnes sur cette terre et elles sont toutes reliées par un fil invisible. C’est un concept qui m’inspire. J’aime la vie, et avec mes films, j’ai envie de la faire aimer à ceux qui ne la trouvent peut-être pas à la hauteur de leurs espérances. Qui plus est, j’aime la vie avec tous ses défauts. Ce sont les défauts qui sont photogéniques. Si la vie est aussi passionnante et exaltante, c’est parce qu’elle consiste en une suite d’emmerdements au pays des merveilles. Moi, j’ai rencontré le bonheur chaque fois que j’ai terrassé un emmerdement. Prenez un type à qui on annonce qu’il a vaincu son cancer : il va aimer la vie comme jamais avant sa maladie. Sans emmerdes, le bonheur est impossible. C’est ce par quoi passent tous mes personnages.»
Une époque formidable
Cet optimisme indéfectible, Claude Lelouch tente de le propager à travers ses fresques humaines, chaque nouveau projet étant l’occasion d’une recherche renouvelée du sens de l’existence.
«C’est après les horreurs que les gens deviennent formidables, car après la guerre, il y a la paix; on reconstruit. J’ai connu la barbarie. J’ai vécu la guerre, le manque de nourriture et les timbres alimentaires. On ne voit pas à quel point notre époque est formidable. Avant, les gens pleuraient, tandis que maintenant, ils pleurnichent. Avant, ils riaient, maintenant, ils ricanent. La crise qu’on traverse, c’est une crise d’enfants gâtés. Bien sûr, tout ne va pas bien — l’écart entre les riches et les pauvres n’a jamais été si grand —, mais de nos jours, on est très conscients de ce qui ne va pas, ce qui n’a pas toujours été le cas auparavant, dans l’histoire. Le monde a pris conscience qu’il faut sauver la planète, quand
même, et n’en déplaise à Trump.»
«En même temps, je crois au chaos, au désordre, car du négatif découle le positif. Prenez Internet: c’est par là que surviendra la troisième guerre mondiale, car les jaloux, les médiocres et les frustrés y balancent tout ce qu’ils veulent et alimentent les haines, toutes les haines. Aujourd’hui, avec un mot de trop, on commet des attentats. Sauf que c’est aussi grâce à Internet que, par exemple, les femmes peuvent enfin s’exprimer — je pense à l’affaire Weinstein et à ce qu’elle a provoqué. On vient de se réveiller, mais ça fait des siècles que les hommes oppressent et agressent les femmes. Et c’est seulement maintenant, avec Internet, que leur parole circule et est entendue. Donc, encore une fois, le pire côtoie le meilleur, et du négatif découle le positif. Tout est paradoxe, c’est la beauté du chaos.» Un chaos que Claude Lelouch compare à un spectacle.
Du divin dans le hasard
Et des scènes de spectacles, sa filmographie en regorge, son plus récent film ne faisant pas exception. Or, tout spectacle, si chaotique soitil, a besoin d’un metteur en scène. À cet égard, il est une réplique dans Chacun sa vie qui frappe alors qu’un personnage paraphrase la citation d’Einstein: «Le hasard, c’est Dieu qui se promène incognito. »
Dans toutes ses intrigues où s’entremêlent quête de sens et quête d’amour, Claude Lelouch ne se substitue-t-il pas au hasard — à Dieu — par l’entremise de la fiction ?
«Moi, je veux bien être le stagiaire du bon Dieu, plaisante-t-il. Très honnêtement, quand j’ai de bonnes idées, je me retourne toujours pour voir qui me les a soufflées et, le plus souvent, je regarde vers le ciel. Je n’ai jamais la prétention de croire que ça vient de moi. Je crois au divin, je pense que le divin est parmi nous, et je ne crois pas à la mort telle qu’on nous l’a expliquée. La mort est la plus belle invention de la vie. Notre intelligence nous maintient dans une idée de mortalité, mais notre inconscient nous laisse entrevoir le contraire. Pour moi, la mort, c’est une promotion. Quand je perds un copain, et j’en perds beaucoup ces temps-ci, je ne m’apitoie pas, car je les sais en route pour mieux. »
Dans les yeux
De la tristesse naît ainsi la joie, en un autre paradoxe.
«Tout est paradoxe, je vous dis! Comme aussi le mensonge qui engendre la vérité. On ne peut mesurer la force de la vérité que si on a connu le mensonge. J’ai été un grand menteur. Je ne me suis jamais senti aussi libre que depuis que je dis la vérité. Et qu’est-ce qui est vrai? La spontanéité, et c’est ce que j’essaie de filmer ; c’est ce que je privilégie avec les acteurs, que je filme le plus souvent à la hauteur des yeux, car les yeux ne mentent pas. La bouche, si, mais pas les yeux.»
Ici, le cinéaste précise aimer que les dialogues correspondent non pas à ce que les personnages diraient dans la vie, mais à ce qu’ils penseraient sans le dire. Dès lors, les yeux et la bouche racontent la même histoire. « Et ça, c’est bouleversant », confie-t-il.
À 80 ans, Claude Lelouch entend être « bouleversé » de la sorte de nombreuses fois encore. En le voyant si manifestement habité par la passion, on repense à une autre réplique de Chacun sa vie, lorsqu’un personnage explique le principe horacien de carpe diem, ou l’importance de « cueillir le jour présent ».
«Le présent est la seule chose qui nous appartienne. C’est la seule chose qui n’a pas le temps de vieillir. Il faut jouir du présent», conclut Claude Lelouch.
Quitte à rater le début et la fin du film.