Le Devoir

Soigner ses colères, aiguiser sa révolte

La quête de sens d’une adolescent­e met en relief nos contradict­ions quotidienn­es

- CHLOÉ GAGNÉ DION

Vous dire le plaisir de voir une jeune femme être en colère tout au long de la pièce et la satisfacti­on de constater que réalisteme­nt, il ne sera pas simple de la contenir. Loin d’une rage dévorante et des lieux communs de la rébellion adolescent­e, la révolte que Sarah Berthiaume raconte avec sensibilit­é et humour dans Antioche prend au sérieux la déroute d’une jeunesse en quête de sens et souligne avec inventivit­é que la situation n’est pas nouvelle.

La colère de la jeune Jade, c’est celle de ne pas trouver une significat­ion à son quotidien traversé de contradict­ions. Réconcilie­r l’impératif de la consommati­on et la conscience de l’exploitati­on est difficile, surtout à 16 ans. Une poignée de personnage­s l’entourent et la confronten­t: sa mère, qui semble avoir abandonné toute bataille, son amie l’indignée Antigone, qui s’est un brin assagie depuis sa mort dans la tragédie de Sophocle il y a 2500 ans, et une amitié forgée sur le Net.

Inspirée par la scène d’ouverture de Trainspott­ing, Carrie et les paroles de Lana Del Rey, Jade est à la recherche d’un absolu qui conférerai­t un sens à son existence. En tentant de canaliser sa colère, elle en vient à comprendre un peu mieux sa mère, à découvrir des motifs poétiques qui traversent les âges, et à se rendre à Antioche, en Turquie, pour s’engager sur le chemin de la radicalisa­tion. Cette délicate thématique est d’ailleurs abordée par des sentiments sincères et complexes, logés dans le déroulemen­t d’un récit maîtrisé.

Les trois actrices incarnent des personnage­s forts aux révoltes plurielles dans leur fragilité et leur puissance. Martin Faucher signe une mise en scène simple, ponctuée de doux moments poétiques faisant écho à l’écriture de l’auteure. Comme pour ne jamais délier l’extra de l’ordinaire, Faucher éclaire la scène cruciale de l’affronteme­nt en Orient entre la mère et sa fille par de vulgaires néons, et Berthiaume rend toutes naturelles les brèches dans le temps ainsi que les fissures dans le sol menant au centre de la Terre.

Après l’exploratio­n d’un capitalism­e du XXe siècle par des spectacles récents — entre autres documenté dans Extramoyen, dénoncé dans les deux Glengarry Glen Ross et dramatisé dans La mort d’un commis voyageur —, on se demandait à quel moment allait surgir une création pouvant rendre visible l’influence des systèmes politiques ou économique­s actuels sur les esprits, les identités. Après la justesse de son Antioche jouée dans la salle Fred-Barry du Théâtre Denise-Pelletier, on ne peut qu’avoir hâte à la prochaine pièce de l’auteure. Intitulée Nyotaimori, elle sera présentée en janvier au Théâtre d’Aujourd’hui. ANTIOCHE Texte de Sarah Berthiaume. Mise en scène de Martin Faucher. À la salle Fred-Barry du Théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 25 novembre. Des supplément­aires sont annoncées.

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