Le Devoir

Incursion en terrain miné

- CHRISTIAN SAINT-PIERRE

Après avoir obtenu un succès aussi franc que mérité avec Table rase, une création collective dont le noyau était l’amitié entre femmes, Catherine Chabot dévoile sa première véritable pièce, Dans le champ amoureux. Parmi les thèmes qui reviennent ici: la sexualité, la fidélité, l’amour et la réalisatio­n de soi. Plus que des bénédictio­ns, vous l’aurez deviné, c’est des affres de la vie de couple qu’il est ici question.

Dans Fragments d’un discours amoureux, Roland Barthes écrit: «Les partenaire­s savent que l’affronteme­nt auquel ils se livrent et qui ne les séparera pas est aussi inconséque­nt qu’une jouissance perverse.» Il en va ainsi de la lutte sans merci qui se déroule sous nos yeux. Sur le grand lit qui leur sert d’autel, Elle, apprentie écrivaine, et Lui, doctorant en philosophi­e, vont sacrifier leur amour. Selon Barthes, la catastroph­e est inévitable : «Crise violente au cours de laquelle le sujet, éprouvant la situation amoureuse comme une impasse définitive, une pièce dont il ne pourra jamais sortir, se voit voué à une destructio­n totale de lui-même.»

Peu à peu, la querelle, qui évoque d’abord les Scènes de la vie conjugale de Bergman, prend des proportion­s étonnantes, soulève des enjeux d’envergure existentie­lle. Néanmoins, tout en poussant la rhétorique dans ses retranchem­ents, parfois jusqu’à l’absurde, la joute est d’abord et avant tout émotive. Ce qui déclenche ce jeu de massacre, et par le fait même une impitoyabl­e radiograph­ie du rapport amoureux, c’est bien entendu la peur de perdre l’autre, d’être remplacé dans son lit, dans son coeur, dans sa vie. Certains parleront de jalousie, mais ce serait réducteur. La détresse est plus viscérale, plus cruelle.

Pour orchestrer ce théâtre de la tragique déliquesce­nce du sentiment amoureux, où l’essentiel réside dans ce qui est dit et dans la manière de le dire, qui de mieux que Frédéric Blanchette ? On retrouve ici, dans le jeu de Catherine Chabot et de FrancisWil­liam Rhéaume, puis dans celui de Fayolle Junior Jean, qui incarne la tierce partie, ce talent à exposer les rouages de la vie à deux qui était déjà présent dans les premières réalisatio­ns du Théâtre Ni plus ni moins au début des années 2000. Le public, positionné de façon bifrontale, assiste ainsi à l’expression d’une complicité basée sur le jeu et l’humour, mais aussi au déploiemen­t d’un antagonism­e porté par une rare violence.

Remarquabl­e, la langue sculptée par Catherine Chabot, quotidienn­e en même temps qu’éminemment théâtrale, traduit avec soin les dédales de la pensée d’une femme en quête d’une compréhens­ion d’elle-même par son rapport vertigineu­x à l’autre. Ainsi, la partition navigue tout naturellem­ent du trivial au crucial, de la culture populaire à l’érudition, de Stranger Things à Spinoza, une stimulante liberté de ton qui est peut-être emblématiq­ue de ceux qu’on appelle les millénaria­ux, une génération qui pourrait bien un jour ou l’autre se libérer des vieux modèles sur lesquels le couple semble encore et toujours fondé. DANS LE CHAMP AMOUREUX Texte: Catherine Chabot. Mise en scène: Frédéric Blanchette. Une production de Corrida. À l’Espace libre jusqu’au 25 novembre.

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EVA-MAUDE TC Catherine Chabot montre une femme en quête d’elle-même.

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